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La Nuit-Gris

L

Voilà plus de six mois qu’une particularité météorologique s’était installée dans le Pays. Six mois, c’était un morceau de temps devenu suffisamment long pour comprendre que quelque chose n’allait pas. Tous les habitants, ceux du nord comme ceux du sud, levaient chaque jour la tête vers un ciel sombre et menaçant. Dans leur douce inquiétude, ils se murmuraient que, tout de même, il était étonnant d’avoir encore un mois de mars en juillet.

Le ciel était d’un gris si épais que le jour n’était plus le jour. Chacun laissait ses lumières allumées dans sa demeure. Il fallait avoir une lampe de poche sur soi pour se repérer quand on osait sortir. Ceux Qui Décidaient, décidèrent, donc, de faire fonctionner à toutes heures les lampadaires car les accidents étaient devenus nombreux par manque de visibilité. Les températures, quant à elles, restaient anormalement bas. Il n’était pas rare de devoir rallumer son chauffage, et il était hors de question d’ouvrir une quelconque fenêtre. Face à une demande inédite en plein été, il fallut s’organiser en catastrophe pour produire plus de gaz et d’électricité, et donner quelques coups de mains financiers aux foyers les plus modestes.

Si le temps c’est de l’argent, l’adage se confirma : plus personne ne voulut sortir ni même faire quoi ce soit. On allait travailler, bien sûr, on n’avait pas vraiment le choix, et encore, avec le télétravail, si on pouvait rester au chaud c’était quand même mieux. Et c’est ainsi, que, très vite, on n’allait plus manger dans les lieux faits pour remplir le ventre, on n’allait plus boire dans les lieux faits pour remplir le gosier, on n’allait plus se divertir plus dans les lieux faits pour remplir le cœur. On disait même qu’on n’allait plus faire l’amour dans les lieux faits pour remplir le c… enfin, bref, on ne faisait plus rien si ce n’était de rester chez soi. On regardait le ciel et on se murmurait que, tout de même, il était étonnant d’avoir encore un mois de mars en juillet.

Même si certains illuminés prétendaient qu’ils avaient été punis par une puissance supérieure pour leurs actions, le plus grand nombre estima que tout cela n’était que le fruit de la main de l’Homme. Après tout, nous étions dans les années 2020, dans l’ère de la surproduction, de la surindustrialisation, de la surconsommation, et de plein d’autres mots commençant par sur et se terminant par tion. Le simple fait de pouvoir acheter au supermarché du coin des fruits hors saison encore tout frais, et pourtant importés du bout du monde par cargos et avions, fruits lui-même emballés dans trois couche de plastique, était le signe évident d’une société hors de contrôle qui rendait sa planète malade.

On savait que la Terre n’allait pas bien depuis longtemps. On le savait, on le disait. D’ailleurs, les Plus Grands du Monde se réunissaient chaque année quelque part. Chacun venait de son Pays avec un avion de Président, de Premier Ministre, de Chancelier ou autre, traversait des milliers de kilomètres en à peine quelques heures, pour discuter de ce qui pouvait être fait pour arrêter de polluer. On restait une journée ou deux, on buvait du bon champagne et du bon vin, l’un n’allait pas sans l’autre, sans doute aussi quelques fruits frais de hors saison importés d’ailleurs, puis on se disait Ha ! Il faut faire quelque chose quand même, mais c’était mieux quand même que ce quelque chose soit fait chez les autres. Alors, on ne faisait pas grand chose mais, quand même, on avait dit beaucoup de choses. Alors, ce qui avait dit, on allait l’écrire avant d’en publier des rapports de centaines de pages d’un papier provenant d’arbres qu’on abattait ici et là. Puis, on les distribuait partout dans les Pays par cargos et par avions. Puis chacun rentrait chez son Pays, en faisant des milliers de kilomètres avec son avion de Président, de Premier Ministre, de Chancelier ou autre, satisfait d’avoir dit le mot qu’il voulait dire. Puis, ce mot là, il était joli quand même dans le rapport.

De manière bien surprenante, la Terre ne se porta pas mieux. Puis, depuis six mois maintenant, on avait ce temps maussade et froide. On pensait même que le Soleil lui-même en avait eu marre et qu’il avait quitté le Système qui portait son nom pour laisser sa place à son amie la nuit. Ainsi, depuis peu, on nommait l’anomalie qui planait au dessus de nous la Nuit-Gris.

Mais la Nuit-Gris n’était pas dû au changement climatique, ni même à l’Homme, du moins, pas directement. La Vérité était étonnement ailleurs.

Quand on demande à l’ensemble des humains qui sont les animaux les plus intelligents, le singe, le dauphin ou encore l’éléphant sont les plus souvent cités. Seulement, il existait parmi les animaux les plus intelligents, un animal qui avait tout intérêt d’avoir un automne qui puisse s’étirer au-delà de sa simple saison dédiée. Vous l’aurez devinez facilement, il s’agissait de l’escargot.

Mais oui, une fois son nom vernaculaire prononcé, comment pouvait-il en être autrement ? Ces gastéropodes (ne les appelez surtout pas mollusques, ils détestent) avaient bien tout caché tout au fond de leurs coquilles. Cela faisait bien longtemps que les escargots complotaient entre eux, en échangeant du bout de leurs antennes des informations confidentielles sur leur sombre dessein. Seulement voilà, personne n’avait vu le coup venir. Personne était bien incapable de savoir qu’est-ce qu’ils pouvaient bien se dire en faisant frotti frotta. Il était trop tard : leur plan était déjà en exécution.

C’est ainsi que, dans de nombreux endroits bien cachés dans le Pays, les escargots avaient conçu des machines sophistiquées capables de modifier le climat. Qui aurait pu penser que ces petits êtres glissants auraient été capables de soutirer des humains tout le matériel nécessaire pour de telles inventions ? Mais, puisqu’ils étaient l’un des animaux les plus intelligents du monde, rien n’était plus surprenant. Il était ainsi facile d’imaginer toute la suite de leurs envies diaboliques : des antennes, à leur image, étaient déployées un peu partout dans le Pays. Leur chef, Escar, avait avec lui la petite console permettant d’appuyer sur le Petit Bouton Rouge Des Grandes Conséquences (le fameux PBRDGC). Et, en appuyant dessus, il y a six mois de ça maintenant, l’automne s’était considérablement rallongé. Mais ce que ne savaient pas encore les Humains, c’était que, si ces derniers avaient nommé ce temps la Nuit Gris, les escargots avaient eux aussi donner un nom : l’Automne Éternel.

Oui, les escargots avaient pour finalité que l’automne dure à tout jamais. Et, si personne ne faisait rien, les humains déprimeront de plus en plus, feront de moins en moins de choses, jusqu’à à la nuit fatidique où ils arrêteront de se nourrir et disparaitront à tout jamais. Comme quoi, il faut toujours se méfier de plus petit que soi.

Une porte

U

Tes mots s’étaient envolés aussi légèrement que la vaisselle. Je me les étais pris dans la tête, dans le cœur, ça m’avait tout fracassé au dedans. Il y avait plus de morceaux dans ma poitrine que dans la cuisine. Tu avais de la colère qui te montait aux joues, de la peur qui s’amusait à danser dans tes yeux humides.

Et pour la première fois, je n’avais pas eu la force de combattre le monstre qui t’habitait, qui faisait en sorte que ça ne soit pas toi. Je n’avais eu qu’une envie : m’enfuir. Et j’ai fui. Je suis parti me réfugier dans la chambre, j’ai sorti ma plus belle craie de couleur puis j’ai dessiné sur l’un des murs une porte. Pas trop grande, pas trop petite, juste de quoi me laisser rentrer.

Je me suis alors envolé direction les étoiles, le bord du monde, le Rakuen, ou les trois à la fois, dans des mondes qui se distinguaient dans leur mélange, qui se réunissaient en se séparant. J’étais confus, guidé par la machine de mon cœur, nourrie à l’essence de mon sang bouillant, sur des voies tracées dans tous les temps.

Le Placeur

L

Dans une salle d’attente pleine à craquer, cela faisait un bon moment que l’ectoplasme attendait son tour, avec un numéro inscrit sur un papier. La pièce était d’une taille impressionnante et était composée d’une matière bleue bizarre qui permettait de faire tout et n’importe quoi. Il suffisait de façonner la substance tout en ayant en tête ce qu’on voulait faire d’elle. C’était la seule que les esprits ne pouvaient pas transpercer. Pour concevoir avec la matière, il fallait se souvenir de quelque chose de solide des existences passées.

En effet, la planète sur laquelle se trouvait le spectre était, contrairement à d’autres qui abritaient la vie, la seule dans l’Univers à avoir comme habitants des morts. C’était une sorte de monde « recyclage » : on récupérait les esprits de n’importe quelle espèce, de la plus intelligente à la plus bête, lorsqu’ils trépassaient puis ils étaient envoyés ici sous forme de fantômes. Ils avaient alors deux choix : soit de rester pour travailler dans l’administration, car il en fallait bien une pour gérer toutes les vies de l’Univers, soit de prendre rendez-vous avec un Placeur comme l’avait fait notre ectoplasme.

Le Placeur avait pour rôle d\’accompagner les défunts dans leur prochaine vie. Pour cela, il prenait en compte leurs critères et s’assurait de présenter l’espèce le plus conforme à leur goût. C’était un poste prestigieux avec de très grandes responsabilités… seul un esprit ayant parcouru au moins mille vies pouvait proposer sa candidature. Une porte s’ouvrit et un Placeur se montra dans la pièce.

– Au tour du numéro 317 s’il vous plait.

Le spectre alla jusqu’à lui et le Placeur l’invita à rentrer dans son bureau. Une étrange machine était disposée sur un meuble avec plein de dossiers à côté. Le fantôme la regarda intrigué tandis que le Placeur referma la porte derrière lui.

– C’est de la technologie provenant de la Planète Agma, informa ce dernier. Ça s’appelle un Sensoriel. Dites à haute voix vos critères de sélection et il vous proposera ce qu’on a de mieux dans notre catalogue.

– C’est génial, mais… vous n’avez pas peur que ça vous remplace ? demanda l’esprit.

– Oh, vous savez ! Ce que fait le Sensoriel n’est qu’une des nombreuses fonctions que nous effectuons au quotidien ! Nous devons aussi nous assurer par la suite que le corps dans lequel vous êtes placé est le bon, que vous ne faites pas de rejet, que vous revenez à bon port. Je ne suis au bureau que le temps d\’une rotation de l’Étoile XYZ sur cinq seulement, je passe le reste de mon temps à l’extérieur. Bon, ce n’est pas ça, mais comme vous l’avez constaté, il y a foule aujourd’hui ! Dites donc ce que vous voulez au Sensoriel.

L’ectoplasme hésita.

– Je voudrais quelque chose d’original, de neuf. Une vie qui ne manque pas de piquant, qui saura m’apporter une expérience sans précédent.

Le Sensoriel projeta en hologramme un insecte rouge qui devait bien fait trois mètres de haut, composé de huit pattes placées un peu partout sur son corps. Le Placeur donna un peu plus d’informations.

– Vous avez là un « Lanogürk ». C’est une espèce de guerriers courageux… des véritables combattants. La vie dont vous bénéficieriez vous permettrait d’assimiler des techniques de combat très impressionnant.

En revanche, la durée de vie n’est que de vingt-cinq ans environ.

– Bah en fait… heu… je l’ai déjà fait.

– Ha ! s’exclama-t-il. Pardonnez-moi, j’ai oublié de consulter votre dossier ! Pourtant, quand vous m’avez appelé pour prendre rendez-vous, je l’avais sorti… il faut dire que c’est le désordre…

Il fouilla dans le tas entreposé et trouva le nom « MZJZ XJOA 478 » sur l’un d’entre eux. Il était plus volumineux que les autres. Il l’ouvrit et feuilleta quelques pages.

– Hé bé ! sifflota-t-il d’un air admiratif. Vous en avez eu des vies ! Plus que moi d’ailleurs ! Vous savez que vous pourriez devenir facilement Placeur ?

– Je sais, mais ça ne m’intéresse pas, répondit avec franchise l\’intéressé. Je préfère l’exploration.

– Je vous comprends. Bon… on va bien trouver quelque chose pour vous ! Pouvez-vous préciser votre recherche ?

– Je recherche la vie la plus extraordinaire qu’elle soit. Je veux découvrir et faire tout ce que je n’ai pas fait jusqu’à présent. Je ne recherche pas spécialement de pouvoirs ni d’une durée de vie spécialement longue…

Le Sensoriel lui présenta un gros monstre bleu à quinze yeux du nom de « Shbirma ». Celui-ci pouvait voir de très loin et adorait regarder ce qu’il y avait derrière les étoiles. Le Placeur lui expliqua un peu plus profondément son produit.

– … il vous permettrait, en gros, de voir ce qu’aucune vie jusque là ne peut observer, même avec les machines les plus puissantes qu’il puisse exister.

Mais le spectre refusa aussitôt en lui indiquant qu’il l’avait déjà fait. Le Placeur lui proposa alors une autre espèce, mais il reçut la même réponse. Une trentaine de propositions plus tard, le Placeur souffla d\’épuisement.

– Vous êtes un difficile, vous ! Mais, puisque vous êtes un très bon élément, j’ai peut-être quelque chose à votre goût. Le Sensoriel ne vous l’a pas donné, car ce n’est pas à la portée de n’importe qui.

Il retourna vers le bureau et sortit d’un tiroir une feuille. Il la présenta à l’ectoplasme.

– Cette espèce est très étonnante. Sans pouvoirs et d’une très grande fragilité physique, elle a malgré tout réussi à s’épanouir dans un environnement qu’elle s’est approprié à une vitesse folle. Ses capacités d’évolution sont énormes ! Vous pourriez faire avec elle beaucoup de choses qui dépassent l’imagination ! Contrairement à beaucoup d’autres espèces, n’importe quelle vie avec cette race est différente selon les individus. Les conditions sont aléatoires, les chances de survie avec. En revanche, faites attention, ce sont de très grands émotifs.

– Woaaa ! Je veux ça ! Comment ça s’appelle ?- Un « Humain ».

– Très bien… j’accepte !

– Parfait ! Permettez-moi de vous rappeler quelques informations de base puis ça sera terminé. Vous devez les connaitre par cœur, mais c’est une formalité obligatoire.

– Pas de problèmes !

– Alors, vous allez bien entendu tout oublier : toutes vos vies précédentes, l’existence de la planète sur laquelle nous sommes, ainsi que votre nom originel. Vous commencez votre nouvelle aventure à la naissance de l’espèce que vous avez choisie. Vous reviendrez ici lorsque la mort prendra votre dernier souffle. Tout incident technique sera résolu au plus vite par nos services. Voilà, vous savez à peu près tout. Je vous souhaite une agréable vie ! Et un bon courage aussi !

– Hé bien merci !

Il donna alors un coup de tampon au dossier. Aussitôt, l’esprit se fit de plus en plus transparent puis disparut.

Le Placeur déposa par la suite le dossier sur le bureau puis ouvrit la porte.

– Numéro 318 s’il vous plait.

La pluie m’agaçait de plus en plus

L

Le temps a passé vite. Trop vite.

Dehors, les gouttes d’eau, nombreuses, étaient un peu trop prétentieuses à mon goût.

– Hey ! leur criai-je. Ce n’est pas parce que vous venez du ciel, que vous savez danser avec le vent, que vous devez péter plus haut que vos culs !

Elles me regardèrent, vexées, et, sans daigner me répondre, continuèrent leur désolant spectacle. C’en fut trop. Je partis clore la fenêtre pour les enfermer dehors.

Je ne voyais absolument pas comment on avait fait pour acheter cet appartement. Sous prétexte que c’était Paris, que c’était joli, il fallait vivre absolument ici. Nous étions pourtant si bien en campagne. Il n’y avait peut-être pas les Champs-Élysées, la tour Eiffel et le Sacré-Cœur, mais là-bas la pluie savait au moins rester modeste.

C’était peut-être un village aussi perdu que le pain qu’on vendait ici mais il y avait au 12 rue des marronniers une boulangerie inoubliable. Qu’elle était belle, qu’elle était bonne ! Surtout quand il y avait toi dedans ! J’y allais sans cesse. Pour m’acheter un croissant et, au passage, pour voler ton sourire. Et toi, généreuse, tu me donnais toujours les deux avec comme supplément un jet de regard infaillible. Je t’avais aimé depuis le début. Il était dans la logique des choses que je t’épouse en glissant ma main dans tes cheveux blonds et une bague à ton doigt.

Et, vite, trop vite, le temps a passé. On avait vu les choses en grand, on avait cherché une grosse ville, et on s’était installé ici. Tu avais pris dans tes bagages tes si délicieuses pâtisseries qui se sont vendues aussitôt comme des petits pains. Nous étions devenus riches et nous étions heureux. Si heureux…

Et, vite, trop vite, le temps a passé. Du gris s’était installé dans ta chevelure d’or et de la monotonie dans notre amour. On s’était disputé une fois, deux fois, trois fois, plein d’autres fois. Ce ne fut au départ que des mots. De simples mots. De pauvres mots. Puis ce fut des gestes. De simples gestes. De pauvres gestes. Je t’avais donné des coups, tu m’en avais répondu par d’autres. On était toujours quittes.

Et, vite, trop vite, le temps a passé. Du silence s’était mis entre nous. Il était aussi lourd que le plomb mais il avait la franchise d’être hurlant de vérité. On ne se reconnaissait plus, on se ne voyait plus. Nous étions devenus deux étrangers qui un jour s’étaient aimés.

Et vite, trop vite, le temps a passé. J’étais rentré plus tôt que prévu et j’aperçus dans tes bras un autre homme que moi. Comment aurais-je pu réagir autrement ? Il avait capturé le sourire et le regard que tu avais à la boulangerie 12 rue des marronniers, tes cheveux gris avaient même retrouvé un peu de leur dorure… sauf que cette métamorphose miraculeuse n’était pas de mon fait.

J’en avais tremblé de rage. Comment aurais-je pu réagir autrement ? Je fus bien obligé de prendre mon fusil et de mettre une balle dans son cœur puis dans le tien en rajoutant, par générosité, une autre dans sa gueule qui t’avait fait retrouver tes vingt ans.

Oui. Le temps a passé vite. Trop vite. Et, derrière la vitre, au pied de ton cadavre et du sien, la pluie m’agaçait de plus en plus.

Le Monstre Caché Sous Le Lit

L

Dans l’obscurité de sa grande chambre, seul le réveil dégageait de la lumière. Allongé de dos sur le lit, il tourna la tête pour le regarder : ses chiffres digitaux, d’une couleur rouge, indiquèrent 3h12. Il poussa un soupir d’exaspération et tapota nerveusement ses doigts sur la couverture.

Cela faisait des heures qu’il essayait de dormir. Il avait beau fermer les yeux et compter les moutons jusqu’à deux mille sept cent quatre-vingt-dix-huit, cela ne marchait pas. Il avait pourtant essayé tous les moyens qu’il connaissait : la télé, la musique, le verre de lait, la douche chaude et même la masturbation : rien à faire. Il fallait croire qu’il avait contrarié le marchand de sable.

Ne sachant plus quoi faire, il regarda bêtement son plafond et tenta alors de faire le vide complet dans sa tête en écoutant les petits bruits quotidiens qui l’entouraient… il entendit le moteur d’une voiture passant dans sa rue… le sifflement du vent glissant par la fenêtre… le Humpf ! d’une voix venant tout près de lui… un Humpf ! ?!

Il se leva d’un bond, partit allumer la chambre et fixa son lit en alerte. Il prit le premier objet qui lui vint dans les mains –sa guitare- et le leva en l’air prêt à mettre un coup s’il le fallait. Et soudain, il devint le spectateur d’une scène surréaliste : une chose rouge et noir avec des piquants rampa d’en dessous du lit et se mit debout. Ça devait bien faire deux mètres. Deux yeux jaunes le fixèrent. Curieusement, il n’en eut pas peur, mais il n’en resta pas moins étonné de ce qu’il avait devant lui. Il s’approcha de lui, l’air menaçant, bien que troublé tout au fond de lui.

La « chose » lui parla d’une voix grave :

– Ne me frappez pas ! Je ne vous veux pas de mal ! lança-t-elle en faisant des signes avec ses deux grosses pattes noires poilues avec au bout des griffes.

– Qu’est-ce que vous faites là ? Qui êtes-vous ? De quelle planète débarquez-vous ?!

– En voilà des manières ! lui dit-il alors dans un sourire dévoilant de longues canines. Vous ne voulez pas me proposer du thé avant tout ?

– Vous… quoi ?! répondit-il, déstabilisé par ce qu’il venait de dire.

– Bah alors l’humain… on n’a pas d’humour ?

– D’habitude je suis le premier à rire, mais vous comprendrez qu’une chose débarquant d’un coup en pleine nuit chez moi ça me laisse assez sur le cul…

La « chose » ria. Le son qui sortit de sa gueule ressemblait au cri d’un loup qu’on aurait chatouillé.

– Tu as très certainement déjà entendu parler de moi: je suis le Monstre Caché Sous Le Lit.

– Le jeune homme plissa le front… qu’est-ce que c’était que ce délire ?

Heu oui on m’a déjà parlé de toi, mais je croyais que c’était des conneries que les enfants s’inventaient pour se terrifier sans aucune raison.

– Hé bien non… j’existe vraiment, mais ce qu’on raconte sur moi est faux. Je ne suis pas là pour les effrayer, mais pour les aider à dormir. D’ailleurs, je m’occupe aussi des adultes. Mon but est de prendre soin de vous, pas le contraire. L’humain leva un sourcil.

–    Pourquoi on t’appelle le Monstre alors ?

L’intéressé leva les yeux en l’air et s’essaya sur le lit.

– Allons, allons… évitons les préjugés ! Je suis un Monstre, mais un gentil ! Ce n’est pas parce que je ne ressemble pas à un ange que je suis un démon pour autant…

– Mouais… je ne suis pas convaincu… je trouve que s’infiltrer dans la chambre des gens en pleine nuit ce n’est pas ce qu’il y a de plus rassurant…

– Roh… il ne faut pas penser à mal tout de suite !

– Non non, mais je dis juste mon point de vue…

– C’est vrai que ça a l’air étrange, mais c’est le seul moyen que j’ai pour venir dans ce monde. Mon patron veut pas m’ouvrir d’autres passages il me dit que ça coûte trop cher puis bon nous aussi on connait la crise…

– Ha ouais tu viens carrément de tout un autre monde ?!

–  Bah ouais, j’apparais d’où d’après toi ?

–  Heu je sais pas… à vrai dire depuis cinq minutes je ne croyais pas en l’existence des monstres…

– Hé bah pourtant il existe un monde avec que des Monstres comme nous ! D’ailleurs, nous travaillons tous pour la plupart sur le vôtre.

–  Ha ouais ? Comme quoi ?

– Oh pour la plupart c’est de l’exploration. Ils récoltent des informations à propos d’un lac ou d’un monde polaire par exemple. En fait, vos plus grandes entreprises connaissent secrètement notre existence et nous embauchent pour visiter ou espionner des lieux qu’eux ne peuvent pas faire pour des motifs portant souvent sur la diplomatie politique…

Le jeune homme resta bouche bée.

–  … tu m’en apprends dis donc ! Mais si c’est aussi confidentiel que ça pourquoi tu me le dis alors – Parce que tu vas oublier tout ce qu’on s’est dit à ton réveil.

–  J’ai… j’ai enfin réussi à m’endormir ?

–  On va dire que je t’ai beaucoup aidé à le faire.

–  Mais t’as fait comment ? J’ai tout essayé.

–  Je te l’ai déjà dit : je suis le Monstre Caché Sous Le Lit. Je ne peux qu’apparaitre que dans vos rêves et la plupart du temps vous dormez sur votre lit, d’où mon nom. Mais pourquoi mon patron a-t-il préféré me faire apparaitre sous le lit plutôt qu’un endroit plus logique comme devant la porte de la chambre ? Je n’en sais rien. Il a toujours eu les idées pas nettes… mais c’est un bon dirigeant. Quoi qu’il en soit, mon rôle, mais je te l’ai déjà dit, est d’aidé les humains à dormir. Vous êtes tellement insomniaques qu’on m’a embauché pour combler vos problèmes nocturnes. Je suis là pour restructurer ton esprit, à lui montrer le chemin qu’il doit emprunter pour arriver dans les songes. J’ai eu assez de mal avec toi, mais j’y suis parvenu puisque tu arrives à me voir et à me parler. D’ailleurs, j’en ai fini et je vais partir m’occuper de quelqu’un d’autre…

Il se leva.

–    Attends ! l’interpella le jeune homme. Si je vais tout oublier alors comment ça se fait que les enfants se souviennent de toi ?

–    Oh ça ? Rien de plus logique : je n’utilise pas mon pouvoir d’amnésie sur eux de peur d’abimer leurs rêves. Le problème c’est qu’en se réveillant ils croient que je leur ai voulu du mal tout ça parce que je n’ai pas le physique facile… les enfants se font souvent bernés par les apparences c’est bien connu. Bon j’y vais…

Il s’accroupit, prêt à retourner de là où il était apparu.

–    Attends encore !

Il s’arrêta et ressortit légèrement sa tête.

–    … oui ?

–  Comment tu t’appelles ?

– Sacku.

– Tu me promets de revenir me voir, Sacku ?

– Pas de problèmes… j’ai apprécié notre conversation l’humain.

– Oh, mais j’y pense… je vais aussi t’oublier quand tu reviendras dans mes rêves ?

– Non parce que mon pouvoir d’amnésie ne marche que quand on est réveillé.

–  Oh bah c’est super !

– Héhé… tu l’as dit. Allez, à la prochaine !

Puis il disparut entièrement en dessous du lit.

La sonnerie du réveil obligea le jeune homme à ouvrir les yeux : il était 10h. Il se mit en tailleur sur le lit et se gratta les cheveux… pourquoi avait-il le mot Sacku dans la tête ? Il haussa les épaules puis se leva pour prendre son petit-déjeuner.

La Réforme du Monde

L

Et voilà… c’en était fini, pensa-t-il. On ne pouvait plus rien espérer de ce monde. Ou, plus exactement, à désespérer. La Réforme du monde était tombée pour de bon, cette fois. Le glaive de la Justice avait fini son boulot. Désormais, le vol, le meurtre, la prostitution, l’alcoolisme ainsi que tous les autres crimes et vices que perpétuait l’humanité appartenaient au passé. À un passé qu’il avait nostalgique, lui que l’on surnommait le Bourreau.

Ses yeux injectés de sang –dus à la fatigue morale qui le traversait depuis plusieurs jours- regardaient, d’un air vide, la potence se consommait dans un feu allumé par des hommes heureux, purgés de tout le mal qui l’animait jusqu’alors. Le Bourreau les vit partir au loin, en dansant et en chantant. Il s’approcha alors des flammes puis s’assit sur un morceau de bois qui avait survécu à ce triste sort. Ha ! Comme il avait vécu des bons moments avec son vieux poteau ! Il eut un petit sourire aux lèvres lorsqu’il se rappela sa première exécution. Qu’est-ce qu’il avait eu le trac, ce jour-là ! Il tremblait tellement qu’il avait presque réussi à rater son nœud du pendu ! Heureusement, la boucle avait finalement bien était faite et la personne –il ne se souvint plus qui c’était mais il était persuadé que c’était une femme de joie- bien exécutée. Tout était bien qui finissait bien. Mais, depuis la Réforme du Monde, ces joyeux moments n’étaient plus que des bons souvenirs enfermés dans un tiroir de l’esprit que l’on ouvrait de temps en temps…

Il arrêta de sourire et retint tant bien que mal –du moins si le mot « mal » pouvait toujours être utilisé dans cette expression- quelques sanglots. Qu’allait-il devenir ? Cela faisait plus de trente ans qu’il exerçait son travail de plein cœur, de manière si efficace que personne ne lui avait contesté une seule fois sa place. La foule l’applaudissait à chaque fois qu’il rentrait en scène, s’excitait quand les tambours se faisaient entendre, le remerciaent lorsque les pieds levés du sol ne bougeaient définitivement plus. Oui… qu’allait-il devenir ? Il prit sa tête entre ses mains tout en regardant le sol, perdu dans ses interrogations lugubres.

Mais tandis qu’il ruminait encore et encore, il sentit soudain son portefeuille se faire doucement la malle en dehors de la poche de son manteau. D’un geste vif, il attrapa la main qui l’aidait à s’échapper et regarda le propriétaire de cette dernière droit dans les yeux. C’était un homme bien habillé, chapeau brillant et haut de forme élégant, d’une quarantaine d’années tout au plus. La moustache qu’il avait au-dessus des lèvres avait une forme tellement étrange que c’en aurait été presque drôle en un autre jour plus joyeux que celui-là. Son visage exprimait de la surprise.

– Ce n’est pas si souvent qu’on m’attrape la main dans le sac, dit alors celui-ci. Enfin, pour ce cas, dans la poche.

Le Bourreau fut tiraillé par la colère mais aussi par l’étonnement. La colère parce qu’il a failli se faire soustraire son portefeuille par inattention, l’étonnement parce que ce genre d’acte ne devrait plus exister en ce monde.

– Qui êtes-vous ?! lui demanda-t-il, les sourcils froncés.

– Si vous pouvez tout d’abord me lâcher le poignet…

Il réalisa qu’il lui serrait effectivement de plus en plus fort l’articulation. Il lâcha son emprise. L’homme libéré enleva vite sa main puis agita ses doigts pour s’assurer que tout allait bien. Il reprit ensuite la discussion.

– Je suis peut-être le dernier Voleur qui existe ici-bas, expliqua-t-il. Depuis la Réforme, je me retrouve en chômage… tout comme vous, monsieur le Bourreau.

– Comment ?! s’exclama son interlocuteur. Il reste encore un voleur ?! Et puis comme me connaissez-vous ?!

– Allons allons… le calma le Voleur. Ne faites pas votre modeste. Vous êtes très connu dans le coin, même au-delà. Nous autres, nous étions effrayés de nous faire attraper par la police pour finir entre vos… mains, dit-il en se caressant doucement le poignet. Mais depuis la Réforme, les choses ont bien changé… mes confrères ont subitement décidé du jour au lendemain de suivre le droit chemin… et de gagner honnêtement leur vie. Vous entendez ? Gagner ho-nnê-te-ment leur vie ! Je me retrouve seul maintenant.

– Je ne comprends pas. Vous devriez vous en réjouir ! Vous n’avez plus de concurrence, plus de rivalité. Vous avez maintenant toutes les bourses pour vous tout seul !

– Oui, c’est vrai, l’avoua-t-il. Mais vous ne regardez pas le revers de la médaille : mes victimes sont tellement purgées de tout qu’en me voyant arriver elles savent instantanément que je viens les soustraire de quelques pièces sonnantes et trébuchantes. Sans que je leur dise ou que je leur fasse quoi que ce soit, elles viennent me tapoter l’épaule et me donner quelques sous en me disant « Oh mon pauvre monsieur ! Comme vous ne semblez pas être sous votre meilleur jour ! Tenez ! Voici de quoi vivre pour quelque temps ! ». Vous ne pouvez pas savoir l’humiliation que je ressens quand elles me disent ça ! C’est comme donner un jouet à un enfant sans attendre qu’il le veuille ! Connaissez-vous Dom Juan de Molière ? C’est un personnage séducteur qui ne prend du plaisir avec les femmes que pendant la conquête. Il ne ressent déjà plus rien une fois qu’elles sont sous sa couette. Je me sens pareil que Dom Juan. Depuis la Réforme, je ne ressens plus l’envie de voler, car on me donne tout ce que je veux.

– Pourtant, vous avez bien essayé de prendre mon portefeuille…

– Avec vous, ce n’est pas pareil. Vous êtes le Bourreau. J’ai bien vu que la Réforme n’avait pas eu de prise sur vous. Je vous ai vu malheureux devant toute cette foule bienveillante. Je me suis dit que j’allais pouvoir commettre un vrai vol. Comme avant. La preuve, vous avez mal réagi et j’ai failli perdre ma main tellement que vous la serriez fort. Mon acte, même raté, en fut un vrai. J’ai pu prendre à nouveau le goût du risque grâce à vous. D’ailleurs, je vous en remercie !

– Heu… de rien, répondit le Bourreau qui ne savait plus quoi dire.

– Quand même, reprit le Voleur, je me demande ce qui s’est réelleme…

– Oh taisez-vous ! intervint soudain une voix plus vieille et plus féminine.

Nos deux compères se tournèrent vers celle qui venait de se glisser dans leur conversation. C’était une femme habillée d’une telle façon que l’on connaissait tout de suite sa fonction… et ce n’était pas celle de bonne sœur ! Sa peau toute ridée prouvait qu’elle n’était également pas née de la dernière pluie. Malgré ça, elle conservait un certain charme qui aurait pu plaire à bon nombre de bonhommes.

– Vous parlez trop ! dit-elle.

– Et vous êtes ? demanda d’un ton méprisant le Voleur, vexé de s’être fait interrompre.

– Qui je suis, mon chou ? Ça se voit pas ? Je suis une prostituée ! Déjà que j’avais du mal à exercer le plus vieux métier du monde, la Réforme m’a définitivement mise sur la paille !

– Comment ça, vous aviez des difficultés avant ?

– À cause de lui, là ! s’indignât-elle en pointant du doigt le Bourreau.

Ce dernier ne répondit rien.

– De lui ? s’étonna le Voleur.

– Hé ho ! D’où sortez-vous ? s’énerva-t-elle. Vous croyez qu’il ne pend que des gens comme vous ? Nous aussi on a pris cher !

Le Voleur ne put s’empêcher de rigoler.

Qu’est-ce qui vous fait rire ?! Il y a rien de drôle !

\r\n

– Oh oh oh ! fit-il. Excusez-moi, c’est votre dernière phrase : « Nous aussi on a pris cher ! ». Je…

Elle lui lança un regard tellement glacial que le soleil lui-même aurait pu se faire congeler si elle avait pointé ses yeux sur lui.

– Hum… bon. Vous avez raison, ce n’était pas drôle. Veuillez agréer, madame, mes excuses les plus sincères, dit-il en s’inclinant respectueusement.

– Voilà qui est mieux ! railla-t-elle.

Le Bourreau plissa des yeux. Il semblait la reconnaitre.

– Mais vous êtes Brigitte ! s’écria-t-il, soudain.

– Je vois que tu me reconnais, mon cœur ! ironisa-t-elle en lui adressant un clin d’œil. Tu devais m’exécuter avec ma copine il y a trente ans de ça. Mais j’ai été maline et j’ai réussi à m’enfuir avant que j’arrive à la potence…

– Comme avez-vous réussi votre coup ?

– Vous savez… les gardiens restent des hommes… j’étais bien jolie et mignonne, je n’étais que trentenaire… je n’ai fait que de mettre en avant mes atouts… il a tout de suite craqué… je lui ai alors soutiré les clefs et, une fois la chose faite, je me suis vite rhabillée et je suis partie très vite !

– Hé hé… fit le Voleur. Pas mal !

– À qui le dîtes-vous ? s’exclama la Prostituée, toute fière.

– Vous faîtes bien les malins tous les deux, leur lança le Bourreau. Mais avant la Réforme, vous ne seriez jamais venu jusqu’à moi.

– Sauf que la Réforme est tombée et que la potence brûle juste devant nous ! répliqua la femme de joie. Vous n’êtes plus rien ! Comme nous !

– Je le sais… murmura-t-il tristement.

– Et vous… madame… demanda le Voleur. Comment ça s’est passé ?

– Mes copines et mes clients ont arrêté d’occuper les bois et sont partis pour de bon en ville. Elles se sont rangées, ont trouvé étonnement vite un autre boulot, et les maris n’ont jamais aussi bien respecté leur contrat de mariage qu’aujourd’hui…

Elle soupira. Le Bourreau et le Voleur également.

– Oh là ! Hic ! poussa une nouvelle voix, grave et maladroite cette fois. Haut ! Hic ! Haut les… haut les cœurs ! On va pas… hic ! On va pas se laisser aller quand même !

Celui qui venait de parler était un homme un peu plus jeune que la Prostituée. Seulement, son visage tout rouge et tout gonflé, ainsi que ses vêtements abimés et empestant l’alcool, ne le montrait pas.

– Attendez… fit le Voleur. Vous n’êtes quand même le dernier Ivrogne…

– Hé si ! Hic ! Depuis l’autre… l’autre truc là !

– La Réforme ? l’aida la Prostituée.

– Ouais ! Hic ! Depuis ce truc les gens z’ont arrêté de boire… hic ! Z’ont détruit tout l’alcool… hic… qui restait ! Y’a plus que ça maintenant… hic !

Il leur montra ce qu’il avait dans sa main comme si c’était son plus beau trésor… ce qui devait l’être pour lui.

– Mais… c’est une bouteille de Brandy ! s’exclama le Bourreau.

\r\n

– La… hic ! La dernière ! Et je… jeee… jeeeee… hic !

– Je quoi ? lui demanda le Voleur, exaspéré par son attitude.

– Je voudrais la partager avec vous… hic !

– Oh ! fit le Voleur qui changea très vite d’humeur. On ne refuse pas du Brandy !

Et nos quatre personnages, sans doute les seuls à avoir été épargnés par la Réforme, vidèrent le contenu de la dernière bouteille de l’Ivrogne. Ils se réjouiront des sinistres vices du passé jusqu’à la nuit tombée avant de retourner chacun chez eux.

Le jeu de l’amour

L

Je me souviens de notre première rencontre. C’était lors d’un après-midi doux de printemps. Le Soleil berçait doucement le ciel de ses rayons chaleureux et la ville de Paris tout entière s’illuminait sous cette pluie de lumière accueillante. Derrière la vitre d’une boutique, rêveuse, je regardais ce temps magnifique qui semblait promettre une merveilleuse journée… je ne doutais pas une seule seconde à quel point elle le serait tellement plus.

Car, alors que je me laissais distraire par le spectacle étonnant que pouvait offrir mère nature dans cet univers de goudron, qui n’avait laissé comme survivants que quelques arbres, un ange, toi, apparut juste devant le fonds de commerce. Tu venais à peine d’effectuer quelques pas sur le trottoir que tu t’arrêtas net en braquant tes yeux d’océan sauvage sur moi.

Stupéfaite, ton regard impudique me ramena brutalement sur terre dans la confusion la plus totale. Je n’arrivais pas à croire qu’un bel et magnifique inconnu s’était brutalement arrêté rien que pour me scruter, comme si j’étais la chose la plus précieuse sur cette planète. Moi qui, d’habitude, on regardait à peine !

Et soudain, sans prévenir, tu t’élanças dans le magasin avec le sourire aux lèvres. Tu accourus vers la patronne puis tu tentas de la convaincre, de vive voix, de me laisser partir avec toi. Sans la laisser répondre, tu déposas sur le comptoir une somme d’argent généreuse puis tu te précipitas vers moi pour me prendre sous le bras. Je ne savais comment réagir ni même quoi penser de cette rencontre si rapide, si spontanée ! Mais, malgré moi, séduite par ton culot hors du commun, je me pris au jeu et nous partîmes du magasin.

Tu me parlas de toi, de ta vie, de ce que tu aimais beaucoup, de ce que tu aimais moins, du métier que t’exerçais, sur les études que tu avais menées pour le décrocher, sur l’importance que tu apportais à celles de mon genre et de tout plein d’autres choses que je pourrais aujourd’hui répéter sans changer le moindre mot, tellement que tes phrases étaient si captivantes, si vivantes.

Au bout de cette marche parisienne enrichie de tes conversations grandioses, tu m’emmenas chez toi, me fit découvrir l’appartement où tu vivais confortablement. Tu m’expliquas que cela t’avait pris de temps pour l’avoir mais que, tant bien que mal, tu y étais enfin parvenu. Puis, toujours de manière spontanée, tu m’avais montré ta chambre, ton lit, avant de glisser une main à l’endroit qui voulait insinuer tellement de choses… mais la suite fut beaucoup moins subtile.

Je n’oublierai jamais notre première fois aussi imprévisible que merveilleux. Tes doigts expérimentés me parcourant tout le long… la passion que tu mettais pour me prendre de manière si délicate, si sensuelle… la façon dont tu étais parvenue pour m’électriser dans tout mon être… l’extase que j’avais alors ressenti à ce moment-là aurait rendu jalouse plus d’une.

Après cela, je suis resté définitivement chez toi et les mois s’écoulèrent rapidement, laissant place à des scènes qui se ressemblaient peut-être mais qui me remplissaient de joie. Tu partais chaque matin au boulot, le cœur déchiré à l’idée de te séparer de moi… avant de me retrouver le soir tout excité, absorbé par tout ce que j’étais. Oui… ce fut là les plus beaux jours de ma vie.

Mais, petit à petit, le quotidien entra en jeu et, toujours petit à petit, les choses changèrent, se dégradèrent, avant de s’empirer considérablement. Au début, tu me regardais avec envie et désir… à la fin, tu me dévisageais comme si j’étais la simple cuvette de tes toilettes… mais je suis certaine que tu lui accordais beaucoup plus d’intérêts. Tu le ressentais au moins que je me sentais complètement perdue, tellement malheureuse ? Tu pouvais le savoir au moins ? Je n’en étais pas sûre… puis, comme pour achever le peu d’espoir que j’avais encore un peu pour nous deux, tu débarquas un jour avec elle.

Elle. Plus grande, plus belle, plus attirant, plus tout. Tu n’avais des yeux que pour elle. Tu lui avais sorti les mêmes mots, les mêmes gestes que tu avais eus pour moi. Je n’arrivais pas y croire. Puis, en ne faisant même pas attention à ma présence, tu avais commençais à la tripoter par ci et par là… juste devant moi ! Mais, alors que tu étais sur le point d’entamer une partie de folie avec cette chose insignifiante, tu me remarquas enfin et, sans aménagement, tu me jetas dehors comme une merde.

… tu sais que cela fait une semaine maintenant que je suis là, en bas de ton immeuble ? À t’attendre ? À me dire que tu vas te dire qu’elle ne peut être qu’une erreur ? Que celle qui doit partager ta vie c’est pas elle mais moi ? Presque morte de l’intérieur, une petite voix au fond de moi me souffle que tu ne reviendras pas. Qu’entre nous c’est définitivement fini. Qu’il serait mieux de t’oublier. Mais, pour le moment, je n’y arrive pas et je ressasse en boucle ces souvenirs qui ressemblent à des rêves lointains.

Le seul petit sourire qui me vient parfois aux lèvres est dans les moments où je pense qu’un jour cette connasse de Wii connaitra le même sort que moi, ta Gamecube, qui, malgré tout ce que tu lui as fais, t’attends encore, dehors, en bas de chez toi.

Le temps, c’est de l’argent !

L

Laetitia remit correctement le sac sur son épaule avant de s’engouffrer dans la bouche de métro. Elle se situait plus exactement à la station École Vétérinaire de Maisons-Alfort, station qui se trouvait d’ailleurs juste à côté de son appartement. Idéal pour mes activités, pensa-t-elle.

Elle descendit lentement un premier escalier, sortit son Pass Navigo Imagine’R, passa le portique, et se dirigea sur la gauche direction Balard. Le matin, il y avait beaucoup plus de voyageurs qui se rendaient à Paris, la capitale, qu’à Créteil, la banlieue. Il était donc plus intéressant pour elle, économiquement, d’aller de ce côté-là.

Soudain, alors qu’elle venait d’entamer doucement le second escalier menant sur le quai, un énorme vacarme annonça l’arrivée du train. Autour d’elle la foule, qui gesticulait déjà beaucoup, s’agita encore plus vite et se précipita pour descendre, comme si elle mettait tout-à-coup sa vie en jeu. Mais Laetitia, quant à elle, ne pressa pas le pas. Au contraire, elle prit même un peu plus son temps en posa délicatement ses pieds sur chacune des marches.

Un homme d’une trentaine d’années, costume-cravate, déboula d’un coup derrière elle et la bouscula brusquement, réussissant presque à la faire tomber.

– Putain ! cria-elle, énervée en se remettant droite. Vous pouvez faire attention !

L’homme, sans se retourner, lui répondit par un élégant doigt d’honneur tout en continuant sa course folle.

Elle fit les gros yeux puis inspira un bon coup. Bon… ce n’était pas grave et elle avait d’autres chats à fouetter. Elle n’allait pas en faire toute une histoire qui ferait perdre du temps. Elle frotta son épaule endolorie puis mit sa main dans la poche de sa veste pour en sortir une montre. Plus grosse que la moyenne, sans bracelet, le contour ainsi que le dos étaient de couleur cuivre. A l’intérieur du cadran, on pouvait y voir deux banales aiguilles –une grande pour les minutes, une petite pour les heures- ainsi qu’une banale trotteuse. Au premier coup d’œil, la montre ne semblait pas se démarquer des autres, si ce n’étaient les chiffres inscrits non pas en chiffres arabes mais en chiffres romains. Pourtant, Laetitia la regardait, la caressait… Comme s’il était l’objet le plus précieux au monde. Elle entendit le train s’arrêter et ouvrir ses portes. Il était dix heures vingt-cinq minutes et trente neuf secondes. Dix heures vingt-cinq minutes et quarante secondes. Dix heures vingt-cinq minutes et quarante et une seconde. Elle appuya sur un petit bouton sur le haut de la montre.

Il était dix heures vingt-cinq minutes et quarante-deux secondes et elle n’entendait plus un seul bruit. Il était dix heures vingt-cinq minutes et quarante-deux secondes et elle ne vit plus un seul mouvement. Il était dix heures vingt-cinq minutes et quarante-deux secondes et avec un seul doigt elle venait d’arrêter le temps.

Elle remit la montre là où elle l’avait sorti puis continua sa descente en toute tranquillité en esquivant tous ces excités qui, devenus figés, imitaient désormais très bien les statues. Arrivée en bas, elle entra dans le wagon le plus proche et scruta ce qu’elle avait autour d’elle. Comme une louve sur un terrain de chasse, elle analysa chacun des proies du troupeau et chercha celle qui pouvait tomber facilement entre ses griffes.

Son regard s’arrêta sur une soixantenaire assise à sa droite et qui, en raison de tous les bijoux qu’elle portait à son cou, ses poignets et ses doigts, ne pouvait être qu’ « une vieille bourgeoise pétée de thunes » (c’étaient ses mots). Elle remarqua alors son sac rouge posé sur ses genoux. Elle s’approcha d’elle, l’ouvrit, tout en faisant attention de ne pas la toucher car, même si le temps était suspendu, n’importe qui pouvait ressentir le contact physique dès que le temps reprenait son cours, et pouvait, surtout, se douter de quelque chose.

Et c’est ce que Laetitia craignait le plus. Il ne fallait surtout pas qu’une seule de ses actions se répercute de manière anormale sur son environnement. C’est pourquoi elle ne prenait que des choses dont leur absence pourrait se faire passer pour un oubli ou une perte mais jamais pour une disparition magique. C’est pourquoi, paradoxalement, ceux qui exhibaient leurs objets de valeur n’avaient aucune chance de se les faire voler… du moins pas avec elle.

Elle fouilla avec précaution dans le sac et elle toucha un portefeuille assez volumineux. Elle le sortit avec délicatesse et le déplia… bingo ! Elle le mit dans son sac puis ferma –toujours avec soin- celui de la vieille femme avant de dépouiller deux-trois autres personnes.

Satisfaite de son butin –deux portefeuilles, un walkman d’une grande marque et un téléphone dernier cri-, elle s’apprêtait à sortir quand elle aperçut un peu plus loin l’homme d’affaires qui avait osé la pousser sans s’excuser et, pire, l’avait même insulté avec son majeur ! Elle s’avança vers l’irrespectueux et lui mis une grosse claque. Tant pis pour le principe de non-contact, se dit-elle. Il l’avait bien mérité ce connard !

Après s’être assurée que tout était bien mis à la même place qu’à son arrivée, Laetitia quitta le train, remonta l’escalier pour se remettre au même endroit ainsi qu’à la même position qu’auparavant. Elle ressortit la montre et appuya à nouveau sur le bouton.

Il était dix heures vingt-cinq minutes et quarante-deux secondes et les sons reprirent leur place dans le silence. Il était dix heures vingt-cinq minutes et quarante-trois secondes et la vie reprit de plus belle. Il était dix heures vingt-cinq minutes et quarante-quatre secondes et avec un seul doigt elle venait de relancer le temps.

Elle (re)descendit l’escalier, arriva (à nouveau) sur le quai. La sirène d’alarme venait de se déclencher et préféra, par prudence, attendre le prochain train.

– Le temps c’est de l’argent ! conclut-elle, le sourire aux lèvres, en voyant l’homme d’affaires se frotter la joue avec une grimace.

L’amour dans la peau

L

Cette nuit-là, les étoiles illuminèrent tellement le ciel que la Lune, jalouse, s’était efforcée de refléter de son mieux les rayons du Soleil pour ressembler, elle aussi, à une lumière et à la plus belle d’entre toutes. Un peu plus bas, cette compétition nocturne dégageait une atmosphère à la fois magnifique et mystérieuse à travers la grande fenêtre d’une chambre habitée par deux amoureux, endormis l’un contre l’autre. L’éclat blanc des astres semblait les avoir enveloppés dans un moelleux cocon que la couverture, tombée à côté du lit, ne pouvait remplacer. Les deux corps, plongés dans un océan de rêves, respiraient sous un rythme presque musical.

Le pied de la jeune femme, prisonnier entre ceux de son bien-aimé, glissa lentement, libérant la jeune danseuse, aux yeux enflammés et à la robe légère, qui était dessinée sur sa douce chair. Jusqu’alors figée comme de la pierre, elle s’anima sans prévenir, en s’étirant et en baillant gracieusement. Puis, remontant la jambe de sa maîtresse, elle regarda autour d’elle, émerveillée par ce qui l’entourait. Elle grimpa plus haut, escaladant son ventre plat et contournant sa poitrine généreuse, jusqu’à arriver au creux de son cou.

Un grand sourire apparut aux lèvres de la danseuse quand elle aperçut, sur l’épaule de l’homme allongé à côté de sa dame dont le bras s’était logé derrière sa nuque, un beau et ténébreux militaire qui montait la garde. Elle s’approcha de lui et, attirée par son charme, lui adressa un clin d’œil qui en disait long. Le soldat resta impassible et ne bougea pas d’un poil. Elle ne baissa cependant pas les bras et improvisa pour lui une petite danse. Bien que le militaire fût toujours au garde-à-vous, elle sentit qu’il commençait à défaillir et plongea son regard brûlant dans ses yeux troublés. Il trembla de tout son corps puis, après quelques longues secondes d’hésitation, ne résista plus et s’avança vers elle.

Alors la danseuse bougea plus énergiquement son corps et lui fit signe, d’un geste de main, de venir près d’elle, tout près d’elle. Le soldat hésita encore quelques instants à s’échapper du corps de son maître mais il sentit l’impatience de la petite danseuse et, d’un saut, se retrouva pour la première fois sur une autre peau. Elle lui prit le bras puis lui fit une bise sur la joue avant de s’échapper en courant sur le corps de sa maîtresse dans un rire silencieux. Il n’était pas question pour lui de la laisser partir ! Définitivement ensorcelé par ce baiser, il s’élança à sa poursuite, le long d’un bras, autour d’un sein puis au creux arrière d’un genou. Il la retrouva finalement, après une romantique course-poursuite, sur le pied légèrement dégagé du drap. Dans un sourire, il s’élança vers elle, la prit par la taille, la serra contre lui et colla ses lèvres aux siennes.

Ils étaient désormais pris au piège de leur amour et passèrent le reste de la nuit à jouer et à s’embrasser. Les premiers rayons du Soleil, entrant largement dans la chambre, tirèrent les deux amoureux de leur sommeil. Quelle ne fut pas leur surprise, alors, d’apercevoir sur l’épaule du jeune homme le tatouage d’une danseuse souriante et sur le pied de le jeune femme celui d’un militaire à l’uniforme en désordre.

L’amour appartient à la nuit

L

Il était minuit passé, le téléphone sonna. Je décrochai avec excitation : c’était la Lune à l’appareil. Elle souhaitait savoir si je pouvais, encore une fois, aller la voir sur la colline. Je lui répondis que ce n’était pas un problème, qu’au contraire c’était même un plaisir. Elle rigola doucement. « À tout de suite ! » me dit-elle avant de raccrocher. Sans perdre une seconde, je mis mes petites chaussures légères, ma veste bourrée de billets doux que j’avais écrits toute la journée pour elle, et je partis la rejoindre.

La fraîche brise caressa doucement ma nuque, joua tendrement avec mes cheveux. Brusquement, je levai la tête et l’aperçus. Elle était comme toujours d’une beauté infinie mais d’une jalousie sans pareille. Elle regarda de travers le vent et lui ordonna sèchement de ne plus me toucher et de partir. Et soudain, je ne sentis plus un souffle me parcourir. Il ne se l’était pas fait répéter deux fois et était parti effrayé. Ma compagne me lança tout à coup un regard si affectueux qu’il me fit, malgré moi, sourire et agita mon cœur.

Après quelques minutes d’impatience, j’arrivai au sommet, le seul endroit de la ville où je pouvais me trouver au plus proche d’elle, où je pouvais presque la caresser du bout de mes doigts. Elle brilla plus que jamais. Je l’entendis glousser dans son coin. Elle tentait de me séduire et elle y arrivait sans difficulté. Je sortis d’une de mes débordantes poches une lettre, au hasard.

« Ma Lune, tu n’es peut-être pas un de ces milliers d’étoiles qui t’entourent mais tu es parmi elles la plus belle. Ton éclat est tel qu’au lieu de m’aveugler il m’éclaire et me fait comprendre que ma vie sans toi ne serait pas la même. Emmène-moi dans ton monde, ma Lune, je te promets de t’aimer à jamais. »

– Bientôt, mon rêveur, tu pourras me rejoindre, me répétait-elle mystérieusement.

Et, comme chaque fois, je lui lus alors d’autres déclarations, les unes à la suite des autres, jusqu’au petit jour où elle me souffla délicieusement à l’oreille « À la prochaine… » avant de disparaître.

Enrím

Cosmonaute vagabond dans l'espace rêvé, j'essaie tant bien que mal de matérialiser tout cet imaginaire qui me traverse.

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