De la pensée à l’écriture, quelques secondes peuvent suffire entre ces deux phases. Pourtant, même dans un temps aussi court, un cheminement mental se met en œuvre. Notre cerveau s’actionne, va chercher dans ses réserves les mots qui lui semblent au plus près de notre langage primaire. Comme si nous tendions la main, et que dans le même temps, un nous intérieur allait courir à la source, gratter la roche de nos concepts, prendre le morceau de pierre qui, à ses yeux, est le plus satisfaisant puis revenir pour nous le remettre. Sauf, qu’entre-temps, durant son retour, la pierre a été travaillée de sorte qu’elle soit bien plane et lisse.
C’est pour moi tellement insatisfaisant. Non… frustrant ! Comment matérialiser ce que j’ai au plus profond de moi, si, sur le papier, les mots qui s’alignent n’en sont que polis, conformes aux normes d’un modèle unique de la pensée humaine ? Ce que j’ai au plus profond de mes entrailles ne ressemble en rien à ce que j’ai sur ma feuille. J’ai dans mon sang une substance en perpétuel mouvement, qui me forme, me déforme, me réforme. Je veux des mots non taillés, qui m’abiment la vue dans leur lecture, qui m’arrachent la gorge dans leur prononciation. Je veux des caractères, des couleurs, des odeurs, des angles morts, des creux, des reliefs ! Je veux les vivre.
Il me faut trouver une solution.
M’affranchir des barrières du langage…
J’en ai vu certains, tout aussi conscient que moi des limites que nous nous imposons à nous-mêmes, s’exprimer dans des états seconds, allant de l’alcool à la drogue, de la fatigue à la maladie. Ce qui semble les approcher le plus de la source est la démence.
La source… justement. Comment l’atteindre ? Ces gens tentent, et ils ont raison, avec tous les moyens du bord. Mais je les vois encore. Ces limites. Celles qui ne veulent toujours pas céder. Elles sont bien là, elles me narguent, elles rigolent entre elles. Moi, je veux une autoroute fluviale en ligne droite entre mon être et le papier. Il me faut du torrent, que ça gicle à tout va, que tout se noie dans l’eau de mon cœur, et moi avec. Je ne veux pas finir avec une eau traitée enfermée dans une bouteille en plastique.
On m’a parlé d’une science spéciale.
Il me faut l’étudier.
(…)
Il m’a fallu des années d’études pour saisir ne serait-ce qu’un tout petit peu cette science si spéciale : celle du cœur. Il ne s’agit pas d’analyser l’organe sur son plan physique, mais de se pencher plus longuement sur son langage.
Oui, le cœur parle.
J’ai eu beaucoup de mal à le croire et, pourtant, des praticiens m’ont montré que pour se rapprocher le plus de ce qu’on à l’esprit, il faut aller au cœur. Il existe en cet endroit une formidable magie qui s’opère en chacun de nous et malgré nous. C’est minime, impossible de percevoir à l’oreille. Il faut aller chercher à l’instinct, se concentrer sur l’état brut de nos ressentis, et là, là, on saisit. On comprend que notre langage vient d’abord de là, de cette source. L’esprit n’intervient qu’en second temps pour reprendre le relais. Et alors tout se gâte : il prend la matière première humaine et la travaille autant de fois que nécessaire pour nous la ressortir en mots. Ça ne va pas. Il faut pouvoir prendre tout de suite ce que notre cœur a à nous donner, et pouvoir le montrer aux autres.
Aujourd’hui, j’allais le leur montrer. Ma machine était enfin prête. Elle prenait un peu de place dans mon salon, et mes invités se sont fichus de moi quand je leur ai indiqué à quoi elle servait. D’accord, elle n’était pas très jolie, ni même très pratique, mais elle existait et allait marcher.
Elle ressemblait à une machine à laver bizarre, mais c’était une machine à pensées. Elle allait extraire directement ce que pense le cœur, direct, sans passer par tout ce cirque que mettait en place la tête. J’allais plonger mes mains dans mon palpitant, le secouer dans tous les sens, et extirper tout ce qu’il a dedans. Et si ça doit être le bordel… tant pis !
Allons-y.
(…)
Je me retrouve dans un faisceau de petites lumières formant une sorte de tunnel à taille humaine. Je crois marcher, mais je flotte, comme suspendu dans un liquide invisible. Je vois défiler à travers mes yeux écarquillés des couleurs aux morceaux d’étoiles tandis que je mange malgré moi des sons qui s’amplifient dans mon estomac. J’ai de la musique entre mes doigts. Quand je les bouge, cela dégage de la chaleur. Quand je les ferme, ça vibre de plus en plus fort puis ça se calme. Quand je les ouvre, elles brillent. Tout est si bizarre. Si merveilleux.
Je ne m’attendais pas du tout à ça. La machine devait uniquement m’aider à transposer les pensées de mon cœur directement sur le papier, sans que l’esprit s’en mêle et dénature le travail de mon palpitant saignant. Je n’avais fait que mettre le casque relié à ma création et tenir un stylo dans ma main, prêt à écrire. Au lieu de ça, me voilà téléporté dans ce drôle d’endroit…
Je remarque une ombre à l’autre bout sans que je puisse dire si elle était là ou si elle vient d’apparaître. Je ne sais pas quoi faire. Je devrais avoir peur, mais je me sens étonnamment calme, convaincu qu’aucun danger ne me menace. Je sens une pensée me dire qu’ici on ne me veut que du bien.
J’ose faire un pas. La silhouette en fait un également vers moi, de la même façon. Je lève un bras, elle lève un bras. Le même que le mien. Je comprends qu’elle m’imite. Je m’avance encore. Elle fait pareil. Je continue mon chemin et la forme mystérieuse également. Elle est maintenant assez près pour que je puisse la discerner. Je la connais : c’est moi.
Je nous tends la main et je nous vois la prendre… je nous sens enfin moi.
Ma tête tourne. Je me vois tomber. J’ouvre mes yeux, mais ils étaient déjà ouverts. Le casque a grillé. La machine a explosé. Je suis dans le salon et mes invités pleurent. Je leur lance un regard interrogateur. Ils me tendent une feuille. J’avais écrit.
Je lis son contenu.
Je pleure à mon tour.