La Nuit-Gris

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Voilà plus de six mois qu’une particularité météorologique s’était installée dans le Pays. Six mois, c’était un morceau de temps devenu suffisamment long pour comprendre que quelque chose n’allait pas. Tous les habitants, ceux du nord comme ceux du sud, levaient chaque jour la tête vers un ciel sombre et menaçant. Dans leur douce inquiétude, ils se murmuraient que, tout de même, il était étonnant d’avoir encore un mois de mars en juillet.

Le ciel était d’un gris si épais que le jour n’était plus le jour. Chacun laissait ses lumières allumées dans sa demeure. Il fallait avoir une lampe de poche sur soi pour se repérer quand on osait sortir. Ceux Qui Décidaient, décidèrent, donc, de faire fonctionner à toutes heures les lampadaires car les accidents étaient devenus nombreux par manque de visibilité. Les températures, quant à elles, restaient anormalement bas. Il n’était pas rare de devoir rallumer son chauffage, et il était hors de question d’ouvrir une quelconque fenêtre. Face à une demande inédite en plein été, il fallut s’organiser en catastrophe pour produire plus de gaz et d’électricité, et donner quelques coups de mains financiers aux foyers les plus modestes.

Si le temps c’est de l’argent, l’adage se confirma : plus personne ne voulut sortir ni même faire quoi ce soit. On allait travailler, bien sûr, on n’avait pas vraiment le choix, et encore, avec le télétravail, si on pouvait rester au chaud c’était quand même mieux. Et c’est ainsi, que, très vite, on n’allait plus manger dans les lieux faits pour remplir le ventre, on n’allait plus boire dans les lieux faits pour remplir le gosier, on n’allait plus se divertir plus dans les lieux faits pour remplir le cœur. On disait même qu’on n’allait plus faire l’amour dans les lieux faits pour remplir le c… enfin, bref, on ne faisait plus rien si ce n’était de rester chez soi. On regardait le ciel et on se murmurait que, tout de même, il était étonnant d’avoir encore un mois de mars en juillet.

Même si certains illuminés prétendaient qu’ils avaient été punis par une puissance supérieure pour leurs actions, le plus grand nombre estima que tout cela n’était que le fruit de la main de l’Homme. Après tout, nous étions dans les années 2020, dans l’ère de la surproduction, de la surindustrialisation, de la surconsommation, et de plein d’autres mots commençant par sur et se terminant par tion. Le simple fait de pouvoir acheter au supermarché du coin des fruits hors saison encore tout frais, et pourtant importés du bout du monde par cargos et avions, fruits lui-même emballés dans trois couche de plastique, était le signe évident d’une société hors de contrôle qui rendait sa planète malade.

On savait que la Terre n’allait pas bien depuis longtemps. On le savait, on le disait. D’ailleurs, les Plus Grands du Monde se réunissaient chaque année quelque part. Chacun venait de son Pays avec un avion de Président, de Premier Ministre, de Chancelier ou autre, traversait des milliers de kilomètres en à peine quelques heures, pour discuter de ce qui pouvait être fait pour arrêter de polluer. On restait une journée ou deux, on buvait du bon champagne et du bon vin, l’un n’allait pas sans l’autre, sans doute aussi quelques fruits frais de hors saison importés d’ailleurs, puis on se disait Ha ! Il faut faire quelque chose quand même, mais c’était mieux quand même que ce quelque chose soit fait chez les autres. Alors, on ne faisait pas grand chose mais, quand même, on avait dit beaucoup de choses. Alors, ce qui avait dit, on allait l’écrire avant d’en publier des rapports de centaines de pages d’un papier provenant d’arbres qu’on abattait ici et là. Puis, on les distribuait partout dans les Pays par cargos et par avions. Puis chacun rentrait chez son Pays, en faisant des milliers de kilomètres avec son avion de Président, de Premier Ministre, de Chancelier ou autre, satisfait d’avoir dit le mot qu’il voulait dire. Puis, ce mot là, il était joli quand même dans le rapport.

De manière bien surprenante, la Terre ne se porta pas mieux. Puis, depuis six mois maintenant, on avait ce temps maussade et froide. On pensait même que le Soleil lui-même en avait eu marre et qu’il avait quitté le Système qui portait son nom pour laisser sa place à son amie la nuit. Ainsi, depuis peu, on nommait l’anomalie qui planait au dessus de nous la Nuit-Gris.

Mais la Nuit-Gris n’était pas dû au changement climatique, ni même à l’Homme, du moins, pas directement. La Vérité était étonnement ailleurs.

Quand on demande à l’ensemble des humains qui sont les animaux les plus intelligents, le singe, le dauphin ou encore l’éléphant sont les plus souvent cités. Seulement, il existait parmi les animaux les plus intelligents, un animal qui avait tout intérêt d’avoir un automne qui puisse s’étirer au-delà de sa simple saison dédiée. Vous l’aurez devinez facilement, il s’agissait de l’escargot.

Mais oui, une fois son nom vernaculaire prononcé, comment pouvait-il en être autrement ? Ces gastéropodes (ne les appelez surtout pas mollusques, ils détestent) avaient bien tout caché tout au fond de leurs coquilles. Cela faisait bien longtemps que les escargots complotaient entre eux, en échangeant du bout de leurs antennes des informations confidentielles sur leur sombre dessein. Seulement voilà, personne n’avait vu le coup venir. Personne était bien incapable de savoir qu’est-ce qu’ils pouvaient bien se dire en faisant frotti frotta. Il était trop tard : leur plan était déjà en exécution.

C’est ainsi que, dans de nombreux endroits bien cachés dans le Pays, les escargots avaient conçu des machines sophistiquées capables de modifier le climat. Qui aurait pu penser que ces petits êtres glissants auraient été capables de soutirer des humains tout le matériel nécessaire pour de telles inventions ? Mais, puisqu’ils étaient l’un des animaux les plus intelligents du monde, rien n’était plus surprenant. Il était ainsi facile d’imaginer toute la suite de leurs envies diaboliques : des antennes, à leur image, étaient déployées un peu partout dans le Pays. Leur chef, Escar, avait avec lui la petite console permettant d’appuyer sur le Petit Bouton Rouge Des Grandes Conséquences (le fameux PBRDGC). Et, en appuyant dessus, il y a six mois de ça maintenant, l’automne s’était considérablement rallongé. Mais ce que ne savaient pas encore les Humains, c’était que, si ces derniers avaient nommé ce temps la Nuit Gris, les escargots avaient eux aussi donner un nom : l’Automne Éternel.

Oui, les escargots avaient pour finalité que l’automne dure à tout jamais. Et, si personne ne faisait rien, les humains déprimeront de plus en plus, feront de moins en moins de choses, jusqu’à à la nuit fatidique où ils arrêteront de se nourrir et disparaitront à tout jamais. Comme quoi, il faut toujours se méfier de plus petit que soi.

Enrím

Cosmonaute vagabond dans l'espace rêvé, j'essaie tant bien que mal de matérialiser tout cet imaginaire qui me traverse.

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