\\ La Couleur \\
C’était un drôle d’endroit. La pluie tombait en douceur comme des flocons de neige mais elle ne mouillait pas… elle brûlait.
Les gouttes ne provoquaient que de petites brûlures sans importance sur ma peau mais je m’étais enveloppé par sécurité dans ma cape qui, devant mon intention, s’élargit un peu plus pour devenir une sorte de k-way confortable. Elle me tint parfaitement à l’abri de cette eau-qui-brûle.
Je marchais depuis maintenant un bon moment, dans un décor digne d’un des meilleurs films de science-fiction, lorsque je vis une silhouette s’animer dans le lointain. Celle-ci se tordait dans tous les sens, dans des positions impossibles à reproduire pour un être humain. Mais j’étais loin de ma planète qui me manquait tant et, cette vie qui gesticulait étrangement, qui se rapprochait de moi, ne pouvait pas être de la même espèce que la mienne.
Je m’étais arrêté et je la regardais. Je ne croisais pas beaucoup d’êtres vivants lors de mes voyages, en rencontrer un me mettait toujours à la frontière de la fascination et de l’effroi.
En alerte, j’allais prononcer les mots pour m’enfuir quand, brusquement, la créature disparut en fumée pour réapparaitre aussitôt en face de moi.
Un cri d’horreur sortit de mes poumons.
– N’ayez pas peur ! s’écria ce qui semblait être une masse noire avec une tâche blanche. Je ne vous veux aucun mal !
Remarquant que j’avais protégé mon visage avec mes bras, que ma cape avait sorti du tissu des épines pointues de part et d’autre telle une rose, mais verte, je les baissai prudemment.
J’aperçus vaguement un œil tout noir au milieu d’un visage ovale tout blanc. Le globe oculaire ne tenait pas en place et se promenait un peu partout. Cela me rappela l’image d’un insecte rampant et je me retins pour ne pas exprimer de dégoût. Je vis également une bouche fixée de travers, et d’inquiétantes canines s’y logeaient. Je voulais m’enfuir en hurlant. Je tentai malgré tout un contact, pas du tout rassuré :
– Qui… qui êtes-vous ?
L’ombre ouvrit largement la bouche… me montrant un peu plus sa belle dentition que je ne saurais contempler de plus près.
– Comment se fait-il que nous nous comprenions ? demanda-t-elle d’une voix qui ressemblait à celle d’un oiseau écorché, en ignorant complètement ma question.
– C’est… c’est une longue histoire, répondis-je avec effort en la dévisageant toujours.
J’étais saisi par la peur et j’avais la voix enrouée, cela faisait longtemps que je n’avais pas parlé. Je repris malgré tout la parole :
– Je suis doté… d’un traducteur universel.
Je ne voulais pas dévoiler les propriétés extraordinaires de mon tissu, qui pouvait aisément traduire n’importe quelle langue, de peur que la créature ait l’idée de me le voler.
– Mais c’est magnifique ! lança-t-elle, visiblement enjouée. Je me nomme Mehlisïâ. Vous êtes sur une planète naine servant de satellite à notre maison mère que l’on nomme ~^¤ (indéchiffrable).
– Heu… vous avez un joli prénom… Mé-hé-li-si-y’a-hé (c’était là aussi imprononçable). Je crois que chez moi on vous aurait appelé Mélissa.
– Je marquai une courte pause puis profita pour lui poser une question importante malgré ma trouille.
– Connaissez-vous la Terre ? Une planète bleue et verte ? Elle est située dans une galaxie nommée Voie lactée. C’est près d’un soleil et il y a quelques autres planètes autour…
– La… Terre ? répéta-t-elle, perplexe. Non. Je suis désolée.
– Ne vous en faîtes pas… répondis-je en soupirant. Le contraire m’aurait étonné.
Ma cape s’agita légèrement. Elle m’invitait à m’attarder un peu plus avec Mehlisïâ.
– Dites-moi… repris-je. Vous vous êtes téléportée jusqu’à moi pour quelle raison ?
– “Téléportée” ? répéta-t-elle, étonnée. J’ai “transplané” ! Mais c’est un miracle que nous puissions communiquer alors je ne vais pas jouer sur les mots. Comme vous avez pu le voir, je suis une “Sans Couleurs”. Seul mon visage a été épargné.
– Comment ça ? l’interrogeai-je.
– Sur la planète ~^¤, une maladie a frappé mes semblables depuis dix-sept cercles bleus et demi. Nous avons progressivement perdu nos couleurs qui se sont faites absorbées dans cette tâche sombre que vous voyez et qui nous sert maintenant de corps. Seules nos têtes n’ont pas été touchées mais elles sont quand même devenues blanches. Si vous saviez ce que nous étions… de magnifiques êtres étincelants aux mille et une couleurs ! Nous avons tant perdu !
L’émotion se ressentait clairement.
Un petit silence gênant s’installa. Je décidai de la briser avant d’être davantage mal à l’aise. Déjà que discuter avec une extraterrestre ne me mettait pas totalement en confiance, aussi gentille qu’elle paraissait l’être, je ne voulais pas rajouter ça en plus.
– Je suis tellement désolé… dis-je. C’est dû à quoi ?
– Nous soupçonnons une autre espèce de ma planète d’avoir créé un virus pour réduire notre espérance de vie et, à long terme, nous voir mourir. Nous avons besoin de couleurs pour vivre. Vous imaginez, vous, que d’autres espèces puissent vouloir votre mort car vous êtes différents d’elle… ?
– Mon espèce se suffit à elle-même, marmonnai-je dans ma barbe.
– Qu’est-ce que vous dîtes ?
– Je disais : vaguement oui. Mais pourquoi êtes-vous venue me voir ? demandai-je à nouveau.
– Parce que, tout d’abord, j’étais curieuse de voir un être aussi beau que vous.
Je ne pensais pas qu’une créature, inconnue de mon répertoire, allait me flatter. Je ne pus m’empêcher de rougir.
– Et puis ! Oh ! – l’extraterrestre était vraiment admiratif – Toutes ces pigmentations ! Ces nuances ! Ces tonalités ! Ce rouge à vos joues ! J’étais venue ici pour récupérer quelques couleurs sur des plantes mais… vous ! Vous en débordez de partout ! Vous êtes vraiment tous colorés comme ça chez vous ?
– Oui, et nous sommes des milliards.
– Vous êtes splendide, me complimenta à nouveau Mehlisïâ. J’aimerais vous prendre des couleurs pour sauver mon espèce… me le permettez-vous ?
– Je sentais que la question était cruciale mais je ne voulais pas vraiment me retrouver avec un corps sans couleurs.
– J’avais aussi peur de ses crocs.
– Me prendre des couleurs ? questionnai-je en restant très prudent. Mais… comment ? Vous voulez m’opérer ?
– Ha ha ! ria-t-elle avec sa bouche de travers (ce qui me glaça le sang). Ne vous inquiétez pas. Je ne me permettrais jamais de porter atteinte à votre magnifique physique. D’autant plus que vous avez un de ces regards bleus ! Non, non. Il suffit que vous imaginiez des couleurs et je vous les prendrai dans votre esprit. Sans mal et sans douleur.
– Sans mal ?
– Sans mal.
– Sans douleur ?
– Sans douleur.
Je réfléchis quelques instants.
– Si ça peut sauver des vies… d’accord.
– Magnifique ! se réjouit-elle dans un sourire digne d’un film d’horreur. Représentez dans votre esprit un lieu où vous avez vu beaucoup de couleurs… est-ce que vous l’avez ?
Un 1/1600000ème de cercle bleu plus tard, je l’avais.
Je sentis tout-à-coup une chaleur remonter le long de ma nuque jusque dans ma tête. J’étais pris d’un léger vertige. Comme après avoir bu quelques verres d’alcool.
– Oh ! Ooooh ! poussa-t-elle. Mais… qu’est-ce que c’est ?
– Un… un arc-en-ciel.
– Je ne sais pas ce que c’est mais c’est amplement suffisant !
Son corps vibra un peu.
– Attendez… et voilà !
Ce que j’avais alors vu lors d’un voyage au Brésil était devenu… cendrier.
– Je vous remercie énormément, reprit-elle. Tenez, voici pour vous en échange.
Une couleur apparut. Pas devant moi. En moi. Dans ma tête. Je n’avais jamais vu une couleur pareille. Je ne pensais pas qu’un humain tel que moi aurait pu la concevoir. Elle n’était issue d’aucune couleur primaire. Je n’arrivais pas à la qualifier. Je me sentais moins fatigué en la voyant. Elle était…
– Magnifique, dis-je à haute voix.
– Cette couleur existe en très peu d’endroits dans l’univers tout entier, expliqua Mehlisïâ. Il vous suffit désormais de vous la représenter pour vous donner de l’espoir. J’ai senti en vous beaucoup de couleurs de tristesse et de solitude.
Je ne sus pas comment réagir.
Mais avant même de pouvoir dire quoi que ce soit, elle reprit la conversation.
– Je dois vite ramener votre don chez moi pour trouver un remède ! Le temps nous est compté ! Au revoir !
Et, d’un coup, elle se volatilisa comme de la brume.
La pluie-qui-brûle continuait de tomber.
Et je me retrouvai à nouveau seul.
La cape me fit signe de partir.
La couleur dans mon esprit, je prononçai la formule magique et disparus à mon tour, plein d’espoir.