\\ La Brume \\
Je reposais là, sur une île abandonnée au milieu d’une mer rose clair qui me rappelait le quartz.
Les vagues venaient mourir à mes pieds dans un bruit de verre cassé.
La végétation, dense, était molle et bleue. Le feuillage présentait des formes géométriques variables.
Le ciel, si c’en était bien un, diffusait un blanc à en faire mal aux yeux.
En apparaissant, la cape avait détaché un bout d’elle pour me confectionner des lunettes de soleil vertes sur mesure.
Chaque élément de mon environnement était une curiosité à lui tout seul. Dans mes explorations précédentes, sans doute que j’en aurais été émerveillé. Mais j’étais aujourd’hui particulièrement fatigué.
Ce n’était pas physique… c’était un affaiblissement qui allait au-delà de mon corps. Je me sentais capable de courir, sauter, de me battre (à nouveau). Seulement, c’était comme si mon énergie vitale s’échappait de moi.
Je m’étais adossé contre une espèce de buisson-coton et, pour la première fois, je cherchai à savoir depuis combien de temps je jouais les explorateurs de mondes inconnus.
Je ne pouvais pas le savoir : je n’avais ni de montre, ni de portable. Seulement ce carnet et toutes ces choses que j’avais récupérées au long de mes aventures, logées dans la poche magique de la cape. J’avais l’impression que cela faisait à la fois une éternité et une minute. Une éterminute. Je devais malgré tout me lever et chercher un moyen de rentrer chez moi, encore et encore.
L’île présentait des couleurs tellement improbables que mon cerveau ne voulut tout d’abord pas les accepter. Il me fallut sur chaque élément un temps d’adaptation pour que je les vis telles qu’elles étaient vraiment.
Les premières créatures entraperçues m’inquiétèrent, mais elles avaient plus peur de moi que j’avais peur d’elles.
Il ne m’arriva rien de bien remarquable pendant ma marche. Je me sentais presque en vacances, en excursion, avec pour guide ma solitude, même si j’avais la cape pour me tenir compagnie.
Le manque d’amour frappa mon cœur de plein fouet et je les vis.
Maman poussait la chansonnette dans sa cuisine, jouant avec les restes qu’il lui restait de la veille pour préparer un nouveau plat qui n’en serait que meilleur.
Ma petite sœur lisait des livres d’astronomie, articulant le nom des galaxies satellites de la Voie Lactée.
Lui jouait du piano, chantant les plus beaux mots des mondes en jetant son regard vert dans le mien…
Et tandis que je m’accrochais à cette boule de laine de mon passé, un léger brouillard apparut en toute discrétion au niveau de mes pieds avant de remonter le long de mon corps.
Le sourire que j’avais au visage s’effaça progressivement.
Mes yeux, qui étaient alors animés d’un certain éclat, devinrent vides. Ma progression fut plus lente, hasardeuse.
À qui était-je en train de penser ? Je ne voyais déjà plus leurs traits. Combien étaient-ils ? Tout se dissipait.
Que cette île était belle ! Comment n’avais-je pas pu m’exclamer jusqu’à présent ?
Sur ma droite était planté une sorte de baobab de plusieurs mètres de haut qui lâchait des graines en triangle en faisant des petits bruits dignes d’un dessin animé !
Sur ma gauche, il y avait un lézard-serpent qui étincelait comme une boule à facettes !
Et là ! Et là !
La brume avait provoqué en moi une incroyable euphorie. Pire, je ne me souvenais de rien. Pas même de moi. Je me sentais déchargé d’un poids terrible. J’entendais à peine une voix derrière mon dos qui disait des choses mais je n’y prêtais pas attention.
Je gloussais comme un idiot quand soudain une racine, du moins ce que je crus au départ, surgit de nulle part, empoigna ma cheville et me fit tomber lourdement au sol. Ma tête cogna la terre et la douleur me ramena à la réalité. Mes lunettes de soleil tombèrent de mon nez. Elles s’envolèrent aussitôt pour se recoller à l’emplacement manquant du tissu que je portais dans mon dos.
– Qu’est-ce que ?! lançai-je, affolé.
– Enfin te voilà ! s’écria la cape. Je n’ai pas arrêté de te crier dessus ! Cette île est un danger ! Sauve-toi !
J’essayai de m’extirper du piège que la nature m’avait tendu mais la liane avait enserré son emprise. Je glissai violement vers un endroit précis. En remarquant au loin un immense trou, je me débattis comme un fou animé d’une rage sans pareille.
La cape se détacha de moi, s’envola, revint dans mes mains sous la forme d’une longue machette verte. Je ne voulus pas comprendre comment elle avait pu se transformer ainsi, je n’en avais de toute façon pas le temps. Je me pliai en deux puis, de toute mes forces, porta des coups sur la tige ligneuse. La lime était étonnamment affutée. J’allais tomber dans la fosse quand je pus de justesse me libérer de la plante sarmenteuse.
Je me remis debout avec des fourmis dans le pied. La machette redevint une cape sur mes épaules et, sans même attendre une éventuelle revanche de l’île, prononçai le sort puis m’échappai dans un autre monde.