Elle était arrivée chez moi à la date de livraison estimée. Si mon portefeuille était devenu bien léger depuis son acquisition, la machine, quant à elle, était très lourde. Elle était également bien plus imposante que je ne l’imaginais : les transporteurs avaient dû la faire passer par la fenêtre de l’appartement, car elle ne passait pas par la porte d’entrée… heureusement que j’habite au rez-de-chaussée. Elle prenait désormais plus de la moitié de mon salon. J’ai dû déplacer mon canapé dans la cuisine. Mais qu’est-ce qui m’a pris de l’acheter ?
Je l’avais vu sur les réseaux sociaux. Y, Instouille, TicTak… elle était partout. Les influenceurs l’avaient reçu gracieusement par une entreprise qui était jusqu’à présent méconnue du grand public. Pourtant, l’entité existait depuis plus de trente ans. C’est assez étrange, quand j’y pense. Malgré tout, bien que son prix soit prohibitif pour le plus grand nombre, elle s’arrachait comme des petits pains. Les utilisateurs disaient tous la même chose sur les publications : « C’est incroyable ! Tu l’utilises une fois et tu ne peux plus t’en passer !« . Alors j’ai voulu essayer.
La machine se présentait comme un fauteuil en cuir que l’on trouvait chez n’importe quel psychologue classique, sauf, qu’en plus, il existait tout un bloc d’alimentation fait de fils, de boutons, et de lumières. Il était indiqué qu’il ne fallait surtout pas y toucher, alors je ne l’ai pas touché. La mécanique était très importante : il suffisait de s’allonger dedans, et alors, le canapé créait une sorte de bulle de savon qui l’englobait de la tête aux pieds. Il était là aussi précisé qu’il n’existait aucun danger pour la santé, que l’oxygène traversait bien la « bulle« . J’étais malgré tout dubitatif, car je me méfiais toujours de tous les produits made in China, d’autant que je trouvais le nom de l’invention assez nul : « SendMa(n)Chine« . Si je reconnaissais que le jeu de mots avec « SandMan » était bien trouvé, celui entre « Chine » et « Machine » beaucoup moins.
Après l’avoir allumée, je me suis mis dedans. C’était bien confortable comme il faut, je n’avais rien à dire de ce côté. J’aurais pu dormir en moins d’une minute. Mais, dormir, ce n’était pas vraiment ça que proposait « SandMan« . L’appareil prétendait pouvoir stimuler à son plus haut niveau l’imaginaire de la personne qui l’utilisait. Pour cela, il existait dans la tête du fauteuil tout un dispositif caché concentrant des milliers de capteurs. Il suffisait de poser sa tête dessus, d’activer la mécanique, et de laisser faire notre cerveau. Moi, qui suis un grand rêveur dans un monde où les écrans et l’intelligence artificielle nous rendent paresseux dans la création, ça m’avait fasciné. J’ai voulu absolument le tester. Et, n’étant pas un grand influenceur, bien que j’ai mon petit lectorat de 45 000 abonnés qui suit mes bêtises sur Y, il m’a fallu l’acheter. Il était désormais temps que je sache si « SandMan » était la plus grande invention ou la plus grande escroquerie du siècle.
J’appuyai sur un bouton près de mon bras droit. Un petit bruit puis, très vite, une bulle de savon se forma progressivement au-dessus de moi avant de m’envelopper tout entier. Je voyais les faisceaux lumineux allaient et revenir sous la forme de tâches. Cela générait des couleurs variées qui glissaient sous mes yeux. C’était joli mais il ne passait rien. Une minute… deux minutes… je commençais à me demander comment j’allais tourner ma demande de remboursement sur le site de l’entreprise. Soudain, je crus voir quelque chose de différent. Mieux : j’entendais également un son. Cela me parut familier. Puis c’est alors que, d’un coup, je me retrouvai dans une fête foraine. Je sentais les sucreries, j’entendais les sons des manèges, les micros des forains, puis je réalisai que j’étais dans la confiserie de ma grand-mère. Elle me regarda, puis d’un air étonné, me demanda ce que j’attendais pour aller faire cuire les churros pour les clients qui attendaient devant. Je balbutiais.
– O… oui mémé, j’y vais.
Et pendant que je tournais le bras pour faire tomber la pâte dans la cuve d’huile chaude, je réalisai que je me sentais dans le même allongé quelque part. Je réalisai alors que tout ce qui se passait autour de moi était faux, que c’était simplement le fruit d’un rêve augmenté. Ils avaient raison : c’était extraordinaire. Je devais, dans mon subconscient, ressentir le besoin de retomber en enfance, de travailler de nouveau avec ma grand-mère à la Fête des Loges… et c’était quasiment comme si j’étais retourné dans le passé. La seule chose qui changeait était ces petites phrases dans mon esprit qui me disait de temps en temps, de manière très rapide « Vous en êtes à cinq minutes d’utilisation. Nous vous recommandons de ne pas l’utiliser plus de quinze minutes pour une première utilisation. Nous vous rappelons que ce n’est pas réel et que vous pouvez à tout moment revenir en pensant le mot « arrière« ».
Il me restait dix minutes, alors, après avoir servi les churros aux clients, j’allais serrer ma grand-mère dans mes bras avant de lui raconter des bêtises. Pendant dix minutes, je n’étais plus là. Pendant dix minutes, j’étais redevenu un gamin.