Les Vies d’Estelle(s)

L

9. Rongée par le doute

Les mains sur le volant, Estelle, dans son existence de foraine, bailla bruyamment en étirant les muscles de son cou sur le côté. Elle n’avait quasiment pas dormi. Les cernes se voyaient légèrement en dessous de ses yeux qu’elle avait toujours aussi beaux.

Comment aurait-elle pu passer une nuit paisible ? Toutes ces nouvelles la bousculaient depuis des semaines. Et, désormais, se rajoutait parmi elles cette histoire de double qu’elle ne voulait absolument pas y croire. Elle était malgré tout rongée par le doute comme jamais. Et celui-ci grignotait doucement ses pensées, tel un monstre se délectant d’un corps frais. Elle revoyait en elle l’image horrifique de l’homme araignée voulant la dévorer vivante. Elle devait y aller. Elle devait en en avoir le cœur net.

Paradoxalement, tout était calme sur la route. La circulation était fluide. On passait à la radio le morceau What’s Up ? de 4 Non Blondes, l’une de ses chansons préférées. Dans cette situation, les paroles prenaient un sens plus particulier et semblaient être dédiées à Estelle.

Elle réfléchissait à tout rompt. Son cœur, lui, tenait un rythme de diable.

Il lui fallait encore quinze minutes pour arriver sur place. C’est court, quinze minutes, dans une vie. C’est long, quinze minutes, dans une angoisse. Estelle comptait le temps dans sa tête comme si elle se jetait à l’abattoir.

Dix minutes.

La voiture tournait dans les rues et il lui semblait que c’était le véhicule qui la conduisait.

Cinq minutes.

Ses mains étaient moites et tremblantes. Elle devait s’agripper à plusieurs reprises sur le volant pour ne pas le lâcher.

Une minute.

Sa machine à sentiments était en surchauffe et elle n’en pouvait plus. Elle était sur le point de vomir.

Elle arriva. Elle trouva heureusement une place en très peu de temps pas loin. Elle ouvrir la portière… elle vomit.

Elle se précipita vers le Café Enclume comme une folle et les quelques clients assis en terrasse, en train de prendre leur petit-déjeuner, la fixèrent bizarrement et il y avait de quoi. Elle scruta chacun des visages mais aucun ne lui ressemblait. Elle alla à l’intérieur de l’établissement mais ne trouva personne. Elle aurait dû ressentir du soulagement mais son cœur se serra un peu plus fort encore. Le fait qu’elle n’avait pas vue une copie d’elle ne signifiait pas pour autant qu’elle n’existait pas. Cette femme aurait très bien pu être n’importe où ailleurs.

Elle retourna à sa voiture sous le regard interdit des personnes qui avaient assisté à la scène. Un serveur envisageait même d’appeler la police. Ne voulant pas qu’un autre problème se rajoute, Estelle Mino démarra rapidement le moteur puis partit.

L’information fut instantanément partagée à toutes les Estelle(s) qui réagirent chacune à leur façon mais dans une même cohésion. Leurs vies d’une vie reprirent.

Estelle Mino avait repris la route vers la fête foraine, et, dans le même temps, Estelle Lani allait commencer sa première auscultation de la journée. Par ailleurs, Estelle Fritz se réveillait doucement, encore toute fatiguée de sa dernière représentation, tandis qu’Estelle Zu dormait à poing fermé jamais très loin de son piano. Parallèlement, la seule Estelle qui ne possédait pas de nom de famille partageait encore ses draps avec un homme rencontré la veille.

Il ne restait plus qu’Estelle Vanniere qui était en train de marcher direction le tribunal. Elle devait plaider dans une grosse affaire. Elle se souvint alors que, par le plus grand des hasards, le Café Enclume était justement en face du palais de justice. Elle y tourna la tête par automatisme juste pour regarder.

Son geste était absurde ! On aurait pu réunir toutes les Estelle(s) au même endroit qu’il n’y en aurait eu qu’une. En effet, elles vivaient toutes dans un Paris quasiment semblable mais qui n’était pourtant pas le même : elles vivaient toutes dans un monde différent. Or, cette fameuse prétendue copie vivait dans celui de la foraine, pas le sien.

Pourtant, Estelle allait comprendre que, parfois, rien n’était laissé au hasard et que son geste, celui de tourner la tête vers le Café Enclume dans son existence d’avocate, qui ne vivait pourtant pas dans le même monde que celui de la foraine, fut tout sauf stupide car, de l’autre côté du trottoir, elle se vit en train de boire un thé. Plus précisément, un thé vert Oriental de Mariage Sœurs. Comme lui avait dit Alban.

Enrím

Il paraît que je m'égare souvent dans la forêt de mes rêveries. J'aime passer mon temps libre dans le monde sauvage de l'imaginaire pour en arracher des pensées, des histoires, des notes, des nouvelles, des poèmes.

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