6. Un lit encore chaud
Les beaux flacons en verre coloré émanaient des odeurs ravissantes.
Elles étaient sucrées comme des délicates fleurs fragiles s’ouvrant à la rosée du matin après une tendre nuit reposante. De nature joueuse, elles aimaient se glisser dans les rues du quartier en chatouillant le nez des passants qui devenaient étrangement plus doux. Elles étaient surtout aussi légères que les mœurs pratiquées dans la boutique.
C’est dans cette ambiance de doux parfums qu’Estelle exerçait en tant que marchande. Elle y vendait en façade ses bouteilles, assez facilement d’ailleurs, mais, dans l’arrière-boutique, c’était plutôt d’autres produits qui étaient proposés à la consommation…
Une petite cabine, discrète, était en effet à la disposition de ces messieurs qui souhaitaient sentir les arômes d’un peu plus près et, si possible, sur une peau un peu moins habillée. Ensuite, s’ils voulaient les étaler en parcourant leurs doigts un peu partout pour mieux percevoir les senteurs, c’était après tout une bonne idée. Puis, s’ils préféraient lécher plutôt que flairer, cela permettait de découvrir les effluves d’une autre manière.
Cela aurait pu étonner celles et ceux qui connaissaient l’écrivaine, la doctoresse, la foraine, la musicienne, sans oublier l’avocate, mais le plaisir charnel était aux yeux d’Estelle une partie composante de la vie qui méritait que l’une de ses existences s’y occupe à plein temps. Cela permettait en parallèle à ses autres de se consacrer pleinement à leurs métiers respectifs.
Le sexe était pour elle quelque chose qui allait bien au-delà du simple plaisir physique. C’était plus précisément un échange. Ecouter l’homme, chercher, découvrir en lui ses envies les plus profondes, savoir les exécuter, était en réalité un art. Et si c’était bien fait, et si le partenaire était réceptif, et s’il savait lui aussi manier ce partage, si mystérieux, si humain, alors cela en devenait autre chose. Une transe. Profonde. Avec la sensation de devenir complet.
Il ne fallait pourtant pas croire que tous ces flux échangés étaient faits dans l’anarchie la plus totale. Estelle était convaincue qu’il existait pour autant des règles innées, non dites, propres à chacun, qui s’échangeaient peau contre peau. Chacun prenait alors ses marques, ses repères, s’adaptant à l’autre qu’on apprenait à connaître entre envies et limites.
Encore allongée dans le lit encore chaud de la cabine, les cheveux en bataille, elle regarda l’homme, qui était encore collé contre elle l’instant d’avant, se lever, s’habiller, lui sourire puis partir.
Elle repensa soudain à sa propulsion. Elle était en train de faire l’amour. Sa respiration s’était soudainement coupée et son cœur s’était mis à battre plus fort. Elle avait poussé un cri de surprise. Son partenaire avait pris cela pour une manifestation de plaisir et, satisfait, avait accéléré la cadence…
Estelle ferma les yeux. Elle entendait jouer un piano.