3. Le bruit de la fête
Les cheveux mi-longs tirés en arrière, vêtue d’un jeans un peu usé et d’un simple tee-shirt noir, elle lança machinalement en l’air une balle en mousse avant de la récupérer aussitôt dans le creux de sa main. Une dizaine de ces petites boules étaient disposées tout le long de l’avant de son stand, prêtes à être jouées contre les boîtes de conserves vides qu’il fallait dégommer pour gagner.
Estelle lança un regard sur l’allée centrale : c’était désespérément vide pour un vendredi soir. Elle soupira. Il n’y avait pas grand monde sur la fête foraine mais sa principale préoccupation était l’évènement qu’elle venait de subir.
Voilà trois jours qu’Estelle Dumet avait quitté ce monde. Trois jours que toutes les autres Estelle n’arrivaient pas à exprimer ce qu’elles avaient vécu. Elles s’étaient senties… propulsées. Elles n’arrivaient pas à le dire autrement. Ce fut une lancée de leur être en plein cœur de la pyramide de leur existence.
Estelle Mino, elle, ça l’avait fait vomir.
Depuis cet évènement, les Estelle n’avaient plus d’appétit. Elles portaient sous leurs magnifiques yeux de mer la fatigue de leur insomnie. Heureusement, elles savaient toutes jouer en public la comédie et cacher leurs tristesses et leurs angoisses.
Toutes les existences supportaient de moins en moins d’être seules et surtout d’être dans le silence. Elles n’y arrivaient plus. Elles le voyaient comme un monstre rampant, une sorte d’homme-araignée aux yeux rouges, doté de doigts longs et fins, qui s’avançait, doucement mais sûrement, vers elles pour les broyer vivantes de part et d’autre avec ses dents acérés. Un cauchemar vivant.
Chacune combattait la créature à sa façon. Pour Estelle Mino, le bruit de la fête était sa meilleure arme. Le son la réconfortait et calmait son inquiétude. Les métiers des forains apportaient leurs musiques et leurs bruits. Ils l’aidaient tous sans le savoir. La fête était un lieu de réjouissance et d’amusement. Les gens y venaient, seuls, en famille ou entre amis, profiter de ces rares moments de paisibilité dans un monde de plus en plus sombre et inquiétant. Estelle voyait cet endroit comme un sanctuaire lumineux que rien ni personne ne pouvait l’obscurcir.
Mais elle avait toujours en elle un mauvais pressentiment. Elle entendait dans la chambre de son cœur un murmure à peine imperceptible. Un souffle.
Quelque chose allait changer ses vies à jamais.