10. Comme dans un rêve
Elle était assise, là, en terrasse comme si de rien n’était. Elle buvait dans sa tasse chaude et semblait prendre des notes dans un petit carnet. Jolie comme un cœur, la femme portait des habits qui plurent aussitôt à l’avocate. Elle avait également au poignet un charmant bracelet doré, comme lui avait dit Alban.
Elle avait la même coupe que la foraine mais son visage présentait des traits plus durs. D’ailleurs, son regard, tout aussi bleu que toutes les autres, montrait une certaine sévérité. L’avocate, comme dans un rêve, resta figée sur place. La femme était bien une Estelle.
Les yeux d’Estelle Vannier se creusèrent, son visage se défigura. Le choc fut si intense que toutes ses autres vies le ressentirent instantanément. Un frisson les parcourut et ce lien, si unique, si exceptionnel entre toute les Estelle(s), vibra de bout en bout.
Aussitôt, l’Estelle qui était sur la terrasse tourna sa tête d’un geste vif et vit la juriste. Elle se leva subitement, manqua de faire tomber la table, prit son carnet mais également la fuite.
L’avocate, qui la voyait comme une menace, fut stupéfaite de voir que cette Estelle voulut s’échapper d’elle. Prenant son courage à deux mains, elle lâcha son gros sac par terre et courut après elle. Tant pis pour l’affaire, il y en avait une qui devait être traitée avant toutes les autres : celle de ses vies.
Pendant la poursuite, elle ne put s’empêcher de penser :
Pourquoi n’était-elle pas liée à elle(s) ?
Comment une de ses existences pouvait-elle vivre indépendamment ?
Comment a-t-elle réussi à franchir le monde de la foraine pour arriver dans celui de l’avocate ?
Que voulait-elle ?
Estelle était convaincue d’une seule chose : cette femme était liée au meurtre de son elle écrivaine. Alors elle la poursuivit avec toute la rage qui pouvait l’animer malgré la trouille qui lui dévorait le ventre.
La femme qui se sauvait était vive, rapide, mais surtout intelligente. Au lieu de prendre les petites rues, elle en prenait des grandes pour se mêler à la foule qui se faisait de plus en plus dense en cette matinée. Elle faisait en sorte qu’Estelle Vanniere rencontre le plus d’obstacles et soit ralentie. Elle était bel et bien une Estelle.
L’avocate n’avait pas l’habitude des courses-poursuites mais elle sentit dans son intérieur une endurance nouvelle communiquée par les autres Estelle(s). Elles s’aidaient. Elles avaient arrêté toutes leurs activités respectives et étaient désormais concentrées sur elle. Elle(s) ne savai(en)t pas capable(s) de s’échanger un tel flux ! Elle se déplaça plus vite.
La fuyarde sentit qu’elle perdait de la distance. Elle regarda sa montre et grimaça. Elle feignit de franchir un pont situé à sa gauche puis, à la toute dernière seconde, tourna dans une ruelle à droite. Manque de chance, elle trébucha sur une dalle mal placée et chuta de tout son long violemment au sol.
L’avocate la rattrapa, la saisit par le haut et lui hurla dessus :
– Qui es-tu ?!
Sa « jumelle », toute perturbée, ne lui répondit pas. Elle fixait sa montre. D’un coup, elle s’exclama :
– Vite ! Dématérialise-moi !
L’Estelle inconnue disparut aussitôt, comme si elle n’avait jamais été là. Estelle Vanniere, quant à elle, resta sur place, les mains refermées sur elles-mêmes, complètement bouleversée. Ses autres existences étaient dans le même état.