Se sentant sombrer dans le sommeil, elle secoua énergétiquement sa tête pour se réveiller. La fête foraine demeurait vide.
Elle soupira une nouvelle fois puis sortit de son stand. L’air frais lui fit du bien. Elle s’alluma une cigarette et tira dessus longuement… comme si c’était pour cette belle trentenaire une bouffée d’oxygène.
Elle rigola intérieurement. Elle constatait que sur ses sept existences, enfin six désormais, seules deux d’entre elles étaient fumeuses. L’addiction au tabac semblait dépendre uniquement de ses corps et non de son esprit. Elle s’engagea à prendre en compte cette piste pour ses recherches concernant un sujet important : elle(s). Car, aujourd’hui encore, elle(s) ne savait pas qui elle(s) étai(en)t vraiment.
Ne voulant pas dans l’immédiat se prendre la tête avec ce souci existentiel qui la rongeait, elle se détendit petit à petit en se laissant emporter par la musique qui lui arrivait à ses oreilles.
Le manège d’en face diffusait en continu de la pop des années quatre-vingt-dix. C’étaient les mêmes morceaux depuis des semaines. Jean, le propriétaire du manège, ne prenait même pas la peine de changer sa playlist. Cela ne gêna aucunement Estelle, bien au contraire.
La répétition était un repère. Un moyen de se retrouver. Comme un marin perdu en pleine mer qui s’oriente grâce aux étoiles. Une façon de se reconnecter à elle(s). De tisser du lien vivant avec ses autres entités. C’était là quelque chose de rassurant, de réconfortant.
Soudain, une voix la sortit de ses rêveries :
– Bonjour !
Un gadjo venait de s’arrêter devant Estelle qui ne l’avait même pas vu venir. Plutôt petit et trapu, il présentait avec fierté une barbe jolie et soignée. La foraine le reconnut aussitôt et lui donna une poignée de main chaleureuse.
– Alban ! s’exclama-t-elle, surprise. Quelle visite inattendue ! D’habitude vous venez jouer chez moi le samedi.
Le petit homme lui lança son plus beau sourire. Il ne semblait pas insensible à la beauté de son interlocutrice, surtout de ses yeux qui étaient d’un bleu à en couper le souffle.
Jean, assis dans la caisse de son ménage, regarda la scène d’un air suspicieux en mâchouillant vulgairement son sandwich au thon.
– Je vous ai vu ce matin assise à la terrasse d’un café et je me suis dit qu’il ne devait pas y avoir grand monde sur la fête… alors je suis venu vous tenir compagnie.
Les sourcils de la femme se froncèrent.
– Vous m’avez croisé ce matin ? s’étonna-t-elle. Mais j’étais ici !
Ce fut au tour de l’homme de plisser le front.
– Je suis certain de ne pas me tromper, répondit-il avec certitude. Je suis physionomiste et je fais attention aux détails. Tenez, par exemple, vous buviez un thé vert Oriental de Mariage Sœurs.
Le cœur de la femme se mit à battre plus rapidement. C’était effectivement ce qu’elle buvait. Sauf que ce n’était pas elle. Et il était impossible que ça soit une autre de ses existences. Elles n’étaient pas à cet endroit. Il devait forcément la confondre avec une autre ! Estelle n’était après tout pas la seule femme de son âge à boire ce thé très populaire.
Pourtant, l’homme poursuivit, et ses mots bousculèrent la foraine :
– Vous lisiez un journal. Il me semble bien que c’était le Paris-Ci.
C’était son journal préféré.
La peur, qu’il ne l’avait jamais vraiment quittée depuis le meurtre d’Estelle Dumet l’écrivaine, revint de nouveau et s’installa confortablement dans ses entrailles. Cette émotion était devenue depuis quelques temps prédominante et avait fait d’Estelle son nouveau foyer. Cette dernière aurait préféré de loin une autre émotion plus sympathique.
– Vous portiez une légère robe de couleur bleu clair, reprit Alban. Vous aviez aussi sur le bras un petit bracelet doré… nous nous sommes même parlé ! Comment avez-vous pu l’oublier ?
Estelle ne laissa rien paraître mais elle était terrifiée. Elle aimait porter ce genre de tenues et de bijoux. Ce n’était pas de simples coïncidences.
Les questions se bousculaient dans sa tête. Comment était-ce possible ? Se pourrait-il que… ? D’interminables secondes de silence passaient. Il fallait qu’elle lui réponde quelque chose. N’importe quoi. Vite.
– Je suis vraiment navrée de devoir vous l’apprendre comme ça, dit-elle, gênée.
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda rapidement le barbu, les yeux grands ouverts.
– Je suis…
– Oui ?! lança-t-il, inquiet.
– Je suis amnésique.
L’homme ouvrit sa bouche pour la refermer aussitôt.
Estelle tenta de le convaincre dans son mensonge :
– J’ai été victime d’un accident de voiture quand j’étais petite. J’ai depuis des troubles de la mémoire.
Alban prit un moment avant de répondre. Estelle pensa alors qu’il ne l’avait pas du tout cru et qu’il allait comprendre que quelque chose n’allait pas. Qu’il n’existait pas une seule Estelle. Pourtant, il lui prit la main et s’écria :
– Je comprends tout maintenant ! Ça explique pourquoi vous m’aviez répondu bizarrement : vous aviez l’impression de parler à un parfait inconnu !
– Oui… tout à fait… répondit la femme, mal à l’aise.
Il se gratta mécaniquement la tête.
– Mais, reprit-il, ça ne vous handicape pas trop ?
– Non… ce n’est pas très grave. J’ai des médicaments à prendre. Ils sont efficaces mais je ne les ai pas pris depuis quelques jours… je vais le faire tout à l’heure.
Elle baissa subitement ses yeux, cette fois-ci sincère :
– Je… je suis vraiment désolée de vous avoir mis dans cette situation, dit-elle d’une toute petite voix. J’ai dû tellement vous mettre dans l’embarras…
– Non… ne vous en faîtes pas ! répliqua Alban. Ce n’est pas de votre faute. Je vous remercie de me l’avoir dit, ça ne doit pas être facile pour vous de le vivre et de le dire.
Puis il aborda en toute intelligence un tout autre sujet. Et ils parlèrent ensemble pendant de longues heures sans qu’elle ne se trahisse un seul instant. Son compagnon joua même trois fois au jeu de la foraine mais rien gagner. La jeune femme le soupçonna de faire exprès de perdre. Malgré la situation, Estelle prit du plaisir à discuter avec lui. Il était un homme tout à fait intéressant.
Enfin, quand le soleil se coucha, il lui annonça son départ :
– Je vous laisse ! Je reviendrai vous voir ce samedi.
– Très bien, dit-elle. A samedi alors !
Il embrassa tendrement la main d’Estelle puis se dirigea vers la sortie de la fête.
Une pensée traversa rapidement la foraine. Elle interpella Alban :
– Excusez-moi !
Celui-ci se retourna, tout sourire :
– Oui ?
– Je suis navrée de revenir là-dessus mais je n’arrive vraiment pas à me rappeler… où m’avez-vous vu ce matin ?
– Au Café Enclume, dans le centre.
Elle sourit à son tour.
– Je vous remercie !
Il lui fit un clin d’œil puis reprit sa route.
Estelle attendit qu’il disparaisse de son champ de vision pour grimacer.
Elle n’arrivait pas à comprendre ce qui se passait. On l’avait poignardé pendant qu’elle dormait et, maintenant, quelqu’un affirmait l’avoir vu à un endroit inhabituel pour l’avocate, la doctoresse, la prostituée, la comédienne, la musicienne et encore moins de la foraine !
Mais elle voulait agir et elle avait maintenant une piste.
Elle prit la décision de se rendre à ce fameux café pour mener son enquête. Et pas plus tard que le lendemain matin.